
De nouveaux appels ont été lancés pour transférer les 195 milliards d’euros d’actifs russes détenus auprès du dépositaire de titres Euroclear, basé à Bruxelles, vers un véhicule d’investissement européen. Mais dans le camp belge, on craint que cela n’ouvre la boîte de Pandore.
Conséquence des sanctions internationales prises contre la Russie après l’invasion de l’Ukraine en février 2022 : Euroclear a immobilisé 195 milliards d’euros (valeur à fin mars 2025) d’actifs russes. Il s’agit principalement d’obligations et d’autres investissements de la banque centrale russe. Les dépôts russes ont généré 1,47 milliard d’euros de revenus d’intérêts au premier trimestre. Au fur et à mesure que les titres arrivent à maturité, la part des liquidités augmente systématiquement.
Confiscation
Selon le média Politico, un projet de transfert d’actifs russes vers un nouveau fonds d’investissement circule depuis quelques semaines au sein des institutions européennes. Le raisonnement est le suivant : les actifs gelés pourraient rapporter davantage en les plaçant dans des investissements plus risqués.
Ce n’est pas la première fois que ce scénario est évoqué. L’idée de confisquer purement et simplement les fonds russes et de les utiliser à des fins pro-ukrainiennes a souvent été évoquée, mais les principaux pays de l’UE, ainsi que la Belgique, considèrent qu’il s’agit là d’un pas de trop. En mars, une variante a été proposée par les Britanniques : transférer les actifs russes dans un véhicule d’investissement dédié (SPV), qui peut être utilisé comme étape intermédiaire en vue d’une éventuelle saisie.
Le scénario SPV semble actuellement gagner du terrain, mais sans y associer la possibilité d’une saisie. Cependant, cela soulève encore de nombreuses questions, estiment les connaisseurs du dossier. Qui sera, par exemple, le gestionnaire d’actifs qui décidera des investissements à effectuer ? Quels seront ses objectifs de performance ? Que se passe-t-il si les rendements deviennent négatifs en raison d’un marché boursier défavorable ? Et en cas d’accord de paix : comment organiser la restitution immédiate des fonds à la banque centrale russe et aux autres parties russes concernées ?
La poule aux œufs d’or
Le gouvernement belge estime que la structure actuelle, définie de façon multilatérale en 2022 et mise à jour en mai 2024, ne doit pas être modifiée. La Commission européenne avait alors demandé à Euroclear de reverser une partie des bénéfices des réinvestissements à l’UE, qui les utiliserait ensuite pour soutenir l’Ukraine. Euroclear a versé un total de 3,5 milliards d’euros au fonds de l’UE pour l’Ukraine. Le gouvernement Zelensky fait pression pour que la totalité des 195 milliards soit versée à ce fonds.
Mais le Premier ministre Bart De Wever (N-VA) n’est pas de cet avis. « Je suis favorable au maintien de la situation actuelle. Nous avons la poule aux œufs d’or. Je me propose de la garder », a-t-il déclaré au Parlement le 11 juin. « Si on devait la manger, ce serait seulement à la fin du dîner. Ce sera donc quand il y aura un accord de paix et une décision multilatérale, soutenue par le monde entier et acceptée par la Russie.
Si on devait manger, ce serait seulement à la fin du dîner. Ce sera donc quand il y aura un accord de paix accepté par la Russie.
Bart De Wever, Premier ministre belge
Qu’il s’agisse d’une confiscation ou d’un transfert imposé par le pouvoir politique vers un SPV, les deux scénarios pourraient gravement nuire à la réputation d’Euroclear en tant que prestataire de services international neutre, avertissent les experts. La Chine pourrait alors, par exemple, sortir d’Euroclear et accélérer ses projets – déjà existants – de développement de son propre dépositaire international de titres.
Le scénario catastrophe pour Euroclear serait que les actifs soient transférés vers un SPV, mais que la responsabilité juridique reste entre les mains de la société bruxelloise, qui pourrait être poursuivie par toutes sortes de réclamations et de litiges internationaux pendant des années. « Quelle que soit la décision politique, le cadre juridique est très important. Nous ne saurions trop insister sur ce point », déclare Euroclear.
Un « moment Lehman »
Tant la directrice d’Euroclear, Valérie Urbain, que le Premier ministre belge mettent en garde contre un risque systémique pour l’ensemble de la zone euro en cas d’expropriation.
« Comment les pays qui ont leurs réserves en Europe, et en particulier en Belgique, vont-ils réagir si, à un moment donné, les responsables politiques disent : « Cet argent n’est plus à vous, nous vous le prenons parce que vous êtes impliqué dans un conflit » ? Ces pays diront : « Dans ce cas, nous allons récupérer notre argent ». Cela représente un risque systémique pour l’euro et les risques juridiques pour notre pays sont énormes », a déclaré M. De Wever au Parlement, soulignant que les Britanniques, en tant que pays n’appartenant pas à la zone euro, y sont moins sensibles.
L’expert financier Jan Longeval a parlé, lors du Portfolio Day à Bruxelles, d’un « moment Lehman potentiel » pour les marchés obligataires, en cas de confiscation des actifs russes.
Le groupe de réflexion International Crisis Group souligne que les actifs russes immobilisés constituent un atout européen essentiel pour tout pourparler de paix. « La coopération avec les Européens ne plaira peut-être pas à tout le monde au sein de l’administration Trump, mais si l’objectif est la paix en Ukraine, les réalités financières indiquent qu’il n’y a pas d’alternative », écrit le Crisis Group dans une analyse.
Cet atout européen disparaîtrait si tout l’argent russe était donné à l’Ukraine, affirment les partisans du statu quo. Toutefois, certains stratèges géopolitiques affirment que le président russe Poutine a probablement déjà fait une croix sur les 195 milliards d’euros et qu’il ne compte plus dessus.
31 juillet
Une échéance importante se profile dans un mois. Le 31 juillet, les chefs d’État et de gouvernement européens doivent se prononcer, en principe à l’unanimité, sur la prolongation de six mois des sanctions à l’encontre de la Russie. Cela signifie que les deux États membres de l’UE actuellement les plus proches du Kremlin, la Hongrie et la Slovaquie, doivent également donner leur accord.
Pour les partisans du scénario SPV, l’incertitude de six mois entourant cette extension est un argument pour accélérer le transfert des actifs russes à Euroclear afin d’éviter leur libération soudaine. Même si l’on s’attend à ce que l’unanimité – soit par le biais de compensations pour les pays réfractaires, soit par le biais de technologies diplomatiques de pointe – soit encore obtenue, comme dans le passé récent.
Euroclear et le Trésor public belge
Euroclear et la Belgique sont étroitement liés. Avec une participation de près de 13 %, l’État est l’un des actionnaires stratégiques du géant des valeurs mobilières, tout comme (indirectement) l’État français. Les actifs russes présentent également un intérêt direct pour le Trésor belge, car Euroclear paie l’impôt sur les sociétés sur les bénéfices qu’ils génèrent. Au premier trimestre, elle a réalisé un bénéfice de 495 millions d’euros, dont 360 millions d’euros sont imposables. La grande majorité de ces recettes fiscales « exceptionnelles » est utilisée par la Belgique pour l’aide bilatérale à l’Ukraine.