Le short squeeze massif sur l’action GameStop a bouleversé les rapports de force traditionnels à Wall Street. Combiné à l’union des forces via une plateforme de chat, l’accès facile à la bourse par le biais de plateformes telles que Robinhood a donné aux petits investisseurs la puissance de feu nécessaire pour concurrencer les grands.
Si les 5 millions de participants à la plateforme WallStreetBets mettent en commun leurs modestes économies, ils forment ensemble le plus grand fonds à effet de levier du monde. La taille compte, surtout sur les marchés financiers. Avec des conséquences majeures.
Dangereux
En principe, chaque position courte est devenue extrêmement dangereuse pour les shorters traditionnels. Au-dessus de certains seuils, les positions courtes doivent être rendues publiques. Dans ce cas, le shorter doit dévoiler sa position. Un collectif de petits investisseurs peut cibler des positions courtes comme bon lui semble puis faire monter le cours par des achats massifs d’actions. Dans le cadre du short squeeze sur GameStop, les WallStreetBullies ont également utilisé intelligemment l’achat de call options, non seulement en raison de l’effet de levier sur le bénéfice potentiel, mais aussi parce qu’ils comprennent que les teneurs de marché de ces options doivent couvrir leur propre position (le ‘delta’) par l’achat d’actions.
Pas mal pour ce qui est parfois présenté dans les médias comme un groupe d’amateurs. Pour débusquer les shorters, ils utilisent les mêmes techniques que celles qui étaient utilisées autrefois par des professionnels uniquement. La seule différence est que les amateurs passent des accords au vu de tous, alors que les hedgies préfèrent comploter dans un restaurant chic des Hamptons.
Intelligent ?
Le fait que GameStop soit la cible favorite du collectif n’est pas un hasard. Les positions courtes en cours représentaient 140 % du nombre d’actions en circulation. On peut se demander si l’argent qui se cache derrière ces ratios courts exorbitants mérite bien le qualificatif d’‘intelligent’. En effet, des ratios courts supérieurs à 100 % sont une invitation ouverte aux prédateurs à organiser un short squeeze. Et c’est ce qui s’est produit. L’orgueil précède la chute. Le vrai argent intelligent l’avait compris depuis longtemps déjà. Le docteur Michael Burry, gestionnaire d’un fonds à effet de levier et héros du film The Big Short, avait déjà acquis une position importante dans GameStop l’année dernière. Sa patience a été largement récompensée.
Vengeance
La vengeance du petit investisseur a de nombreuses autres implications. Malgré leur mauvaise réputation, les shorters ont un rôle important à jouer dans la formation correcte des prix sur les marchés financiers. Dans des circonstances normales, ils poussent les cours des actions surévaluées vers leur niveau fondamental - inférieur. À cet égard, les shorters les plus prospères procèdent de manière très minutieuse. Et ce, pour une bonne raison. Un investisseur ‘long only’ ne peut pas perdre plus que sa mise, car un actif ne peut pas perdre plus de 100 % de sa valeur.
Un shorter, par contre, peut perdre un multiple de sa mise, car un actif peut prendre de la valeur de manière illimitée. La présence d’un prédateur collectif fait courir un risque supplémentaire aux shorters, ce qui les incitera à une plus grande prudence. Celle-ci n’est pas mal placée dans le contexte de GameStop, mais bien si le collectif peut étrangler des shorters au hasard. Tout bien considéré, les actions collectives sont à la fois une malédiction et une bénédiction pour les marchés financiers.
L’histoire continue
L’histoire n’est pas encore complètement écrite. Les actions de WallStreetBets s’étendront à d’autres coins des marchés financiers où l’on peut trouver d’autres invitations ouvertes à des short squeezes. Le marché des métaux précieux, par exemple, est de facto un système de réserves fractionnaires bancaires, où les stocks physiques des membres de la LBMA, la London Bullion Market Association qui organise l’échange de gré à gré des métaux précieux, ne représentent qu’une fraction des échanges totaux. Dans le sillage de GameStop, le prix de l’argent a grimpé en flèche, ce qui évoque les souvenirs du hold-up sur l’argent des frères Hunt, qui ont servi de modèle aux Ewing dans la série télévisée Dallas à la fin des années 1970. Les Hunt ont d’abord réalisé un bénéfice monstrueux sur papier, jusqu’à ce que les instances supérieures interviennent en interdisant l’ouverture de nouvelles positions longues sur les contrats à terme sur l’argent, le fameux ordre ‘Liquidation Only’, ce qui signifiait qu’on ne pouvait plus que vendre. Le cours de l’argent s’est effondré, entraînant une perte énorme pour les Hunt.
Cynique
Les actions collectives des WallStreetBullies évoluent à la limite de la manipulation du marché. Plusieurs plateformes boursières ont déjà restreint les échanges de GameStop et d’autres actions visées. Parmi elles, Robinhood, extrêmement populaire auprès du jeune collectif d’investisseurs, qui clame vouloir démocratiser Wall Street en offrant une exécution ‘gratuite’ des ordres, mais s’enrichit en vendant les ordres à des High Frequency Traders, qui peuvent ensuite abuser de ces mêmes ordres pour leur propre profit. Le summum du cynisme et de l’ironie : les jeunes investisseurs sont abusés par les requins de Wall Street par le biais de Robinhood, et les jeunes investisseurs utilisent Robinhood pour prendre les requins de Wall Street à leur propre piège. La probabilité que le régulateur intervienne également pour réprimer la rébellion des petits investisseurs est réelle.
Le succès initial des WallStreetBullies, comme celui des shorters, comporte le risque d’un excès de confiance, ainsi qu’en témoigne le langage incendiaire de la victoire qui circule sur la plateforme. Pour de nombreux jeunes investisseurs, la spéculation est synonyme de richesse facile. Les investisseurs plus expérimentés savent qu’elle est également synonyme de pauvreté facile.
Quelle que soit l’issue de cette bataille de titans, Wall Street ne sera plus jamais la même. Le pouvoir a été redistribué. En grand nombre, les petits investisseurs en forment désormais un gros.
L’auteur est expert indépendent d’Investment Officer et propriétaire de Kounselor Consulting BV et professeur adjoint à la Vlerick Business School.