Ces dernières années, les grandes entreprises de haute technologie, comme Alphabet (Google), Apple ou Amazon, ont travaillé fiévreusement à la réalisation de solutions sur le cloud pour les jeux en ligne et préparent un coup d’État géant pour s’emparer du marché du jeu, affirme l’analyste Willem De Meulenaer de Dierickx Leys Private Bank à Anvers lors d’un entretien avec Investment Officer.
Le coup d’État des grandes entreprises tech sur le marché du jeu
Cela n’est en soi pas si surprenant. Le marché du jeu en ligne est un marché attrayant qui représente des milliards de dollars et a connu ces dernières années une croissance à deux chiffres. Selon la source, quelque 1,2 à 2,5 milliards de personnes jouent à des jeux sur ordinateur, console, tablette ou (surtout) smartphone. Autre élément peut-être plus important : les jeux en ligne sont l’une des seules manières de toucher les jeunes. Les canaux traditionnels tels que la télévision, la radio ou les journaux ne sont pas efficaces pour ce groupe. Il n’est donc pas étonnant de voir les grandes entreprises de haute technologie s’empresser d’attirer sur elles-mêmes l’attention du très large public de joueurs en ligne.
Depuis la perspective des investisseurs aussi, des opportunités se présentent. Il est toutefois essentiel de comprendre la dynamique de ce marché pour pouvoir saisir les innombrables opportunités mais aussi faire face aux menaces correctement, explique l’analyste.
Le jeu en ligne : un marché de 180 milliards de dollars
Le marché du jeu en ligne actuel se divise grossièrement en trois grands éléments. Le premier élément est le marché de ce qu’on appelle les jeux AAA ou triple A, qui représente au total un chiffre d’affaires de quelques 67 milliards de dollars. Ces jeux triple A sont des jeux complexes comme Assassin’s Creed: Odyssey, The Division 2 ou Grand Theft Auto V.
« Ces jeux AAA coûtent généralement de 60 à 100 euros et doivent, étant donné leur complexité, se jouer sur un ordinateur spécialisé (relativement cher) ou sur une console de jeux (une sorte d’ordinateur standard amélioré et spécialisé) comme la Xbox One, la PS4 (PlayStation) ou Nintendo Switch », selon Willem De Meulenaer.
« Le deuxième élément du marché du jeu est constitué par les jeux pour téléphones portables. Il s’agit ici de jeux simples, comme Candy Crush ou Clash of Clans. Pas besoin d’un appareil spécial ou cher pour y jouer : une simple tablette ou un smartphone suffisent. Bien que les versions standard de ces jeux soient gratuites, le montant consacré aux « extras » que vous pouvez acheter quand vous jouez peut vite grimper. Obtenir de meilleurs équipements, effectuer des modifications esthétiques aux personnages et jouer plus longtemps coûtent généralement au moins un ou plusieurs euros. Ces euros s’additionnent toutefois rapidement et le chiffre d’affaires total de ce marché est donc aussi important que celui des jeux AAA : 67 milliards de dollars », indique l’analyste.
Les accessoires constituent le troisième élément du marché du jeu en ligne, qui représente 46 milliards de dollars. Il s’agit d’accessoires spécialisés tels que des claviers et souris de jeu et casques audio, avec micro intégré ou non (pour pouvoir jouer avec plusieurs joueurs).
Jeux AAA : du marché actuel au cloud
« Aujourd’hui, les joueurs achètent principalement leurs jeux (AAA) numériquement auprès de concepteurs de logiciels comme Ubisoft, Activision Blizzard, Take Two Interactive, Electronic Arts ou Square Enix, pour n’en citer que quelques-uns. Ces concepteurs fournissent donc du contenu. Les jeux se jouent sur un ordinateur spécialisé ou sur une console de jeux. Ces appareils contiennent des processeurs relativement lourds qui effectuent tous les calculs complexes nécessaires pour que le jeu fonctionne bien et rapidement et pour que l’image à l’écran soit belle.
Le but des grandes entreprises tech est toutefois d’éviter que les lourds calculs nécessaires aux jeux soient effectués chez les joueurs (par leur ordinateur et console), mais plutôt sur toute une série de serveurs spécialisés appartenant aux entreprises tech elles-mêmes à un endroit isolé (c’est-à-dire dans le « cloud », le nuage). Ensuite, le cloud n’a plus qu’à envoyer les images au joueur. Un simple ordinateur, ou même une tablette ou un smartphone, suffisent pour lire ces images », explique Willem De Meulenaer.
La conséquence la plus importante de l’arrivée des jeux sur le cloud est que le seuil des jeux AAA complexes a considérablement baissé car le joueur lui-même n’a plus besoin d’une infrastructure coûteuse (ordinateur spécialisé ou console).
Ce qui ouvre d’innombrables possibilités. Aux États-Unis et plus généralement en Amérique, grâce au cloud, les jeux AAA compteront à l’avenir beaucoup plus d’adeptes. Dans les régions en pleine croissance (par exemple l’Asie), le potentiel est peut-être encore plus grand. Dans ces régions, les jeux AAA ne sont pas largement répandus, justement parce que les ordinateurs spécialisés et les consoles coûtent trop cher pour beaucoup. Toutefois, une fois que ces jeux pourront se jouer sur des appareils plus simples et moins coûteux, leur popularité devrait augmenter de manière significative.
Le contenu est roi
Pour les fournisseurs de services de jeux sur le cloud, la bataille fera bientôt rage : il est en effet essentiel d’amener au plus vite le plus grand nombre de joueurs possible sur leur propre plateforme.
Pour attirer massivement des abonnés, une seule solution : proposer une large gamme de jeux intéressants (du contenu). Ce contenu (dans ce cas, les logiciels de jeu) ne peut se trouver qu’auprès de concepteurs de logiciels (comme Ubisoft et Take Two Interactive), du Chinois Tencent et, dans une moindre mesure, de Sony et Microsoft. Il convient de noter qu’aucune course à l’acquisition en vue d’intégrer les concepteurs de logiciels n’a encore été disputée. Il existe cependant des obstacles non négligeables. Les studios de production de jeux sont en effet très attachés à leur indépendance et le talent créatif peut s’avérer éphémère lorsqu’il y a du grabuge au sommet. En conséquence, au lieu d’un studio prometteur au potentiel de croissance intéressant, vous n’acquerrez finalement qu’une « boîte vide ». C’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle plusieurs grandes acquisitions dans le secteur de la production de logiciels de jeu se sont soldées par un échec par le passé. Malgré tout, nous ne pouvons pas exclure une acquisition dans le secteur, étant donné les intérêts importants qui sont en jeu pour les grandes entreprises tech, mais ce ne sera certainement pas évident.
Les grandes entreprises de haute technologie ont d’ailleurs déjà indiqué qu’elles commenceraient elles-mêmes à créer du contenu. Cependant, cet aspect aussi ne semble pas si évident. Même si aucune course à l’acquisition n’éclate, il semble que les fournisseurs de contenu (les concepteurs de logiciels) seront les grands gagnants de l’arrivée des jeux sur le cloud. Ils pourront proposer leurs jeux AAA à un public bien plus large.
Ce que l’avenir nous réserve
Il est clair qu’une perturbation attend le secteur du jeu. Qui prendra le dessus ? Cela reste encore un mystère. La manière dont les rapports de force évolueront est elle aussi peu claire. De grandes surprises ne sont donc pas à exclure et les importantes évolutions du secteur pourront avoir pour conséquence qu’un certain type d’entreprise (voir une seule entreprise) prendra soudain le dessus sur tous les autres. Les différents services de jeux en streaming proposés par les grandes entreprises de haute technologie vont-ils coexister pacifiquement ou l’un d’entre eux (Stadia ?) va-t-il prendre le devant et croître plus que tous les autres ? Une course à l’acquisition va-t-elle avoir lieu dans le secteur de la production de logiciels de jeu (dans le but de s’approprier exclusivement du contenu) ou les concepteurs de logiciels continueront-ils à proposer leurs jeux de manière indépendante à tous les services de jeux en streaming ?
Le secteur de la production de logiciels de jeu subira-t-il une pression lorsque le plus important service de jeux en streaming exercera enfin son pouvoir ? De nombreuses incertitudes persistent donc.
Willem De Meulenaer conclut : « Ce qui est de plus en plus clair, c’est que le cloud gaming se manifestera vraisemblablement d’une manière ou d’une autre et que les grandes entreprises de haute technologie devront se battre, ce qui bénéficiera en premier lieu au secteur de la production de logiciels de jeu. À première vue, les concepteurs de logiciels, en tant que fournisseurs de contenu, s’en sortiront très bien. Soit ils seront rachetés, soit ils pourront bientôt proposer leur contenu à bien plus de clients. Toutefois, revers de la médaille, la concurrence au sein du secteur est actuellement élevée (entre autres en raison de la prédominance du jeu Fortnite) et la volatilité des actions est proportionnelle ».