Nous constatons de plus en plus que certaines actions attirent toute l’attention (et l’argent) et faussent ainsi la performance d’un indice donné. C’est particulièrement vrai pour le Nasdaq, dans lequel 5 ou 6 actions tirent la charrette, mais le même phénomène peut également être observé dans un nombre croissant d’autres baromètres boursiers. Lodewijk van der Kroft, managing director de Comgest Benelux, a une opinion claire à ce sujet et l’a également exprimée dans cette interview.
Pourquoi autant d’argent afflue-t-il vers un aussi petit nombre d’actions ?
Lodewijk van der Kroft : Ces dernières années, nous avons assisté à une importante consolidation dans de nombreux indices parce qu’on investit de plus en plus de manière passive, ce qui fait que de plus en plus d’argent afflue vers les mêmes noms. Il s’agit donc d’une sorte de système qui s’autoalimente et dont le processus a encore été amplifié par la disruption des entreprises technologiques et la COVID-19, qui a justement accéléré le secteur technologique. Pour la première fois dans l’histoire, le MSCI Europe affiche une pondération plus importante dans les technologies de l’information que dans le secteur bancaire, qui était depuis des décennies le secteur le plus important de cet indice.
Quelles en sont les conséquences concrètes ?
Lodewijk van der Kroft : À long terme, les petites capitalisations devraient surperformer les grandes. En effet, les petites entreprises se développent plus vite que les grandes, mais ces dernières années, nous avons vu que ces mastodontes se développent beaucoup plus vite que le reste du marché grâce à la mondialisation, à la capacité des plates-formes technologiques de faire des affaires sans friction et à leurs énormes économies d’échelle. Et la différence entre l’indice S&P500 pondéré en fonction de la capitalisation boursière et l’indice S&P500 à pondération identique, dans lequel chaque entreprise pèse 0,2 %, est éloquente. Si l’on compare les rendements de ces deux types d’entreprises sur les dix dernières années, ils s’équilibrent plus ou moins. Mais si on les examine sur un an, la différence est de 12 % en faveur de la version capitalisation.
Cela a-t-il des conséquences pour le gestionnaire actif ?
Lodewijk van der Kroft : En tant que gestionnaire actif, qui doit se comporter de plus en plus comme un saumon remontant le courant, il faut se demander comment on veut gérer cela. Plus d’argent afflue vers la gestion passive et plus la concentration dans ces indices augmente, plus cela a de conséquences sur l’écart que les gestionnaires actifs peuvent et doivent prendre. De plus, certaines conditions UCITS ne facilitent pas les choses. En effet, vous ne pouvez pas investir plus de 10 % des fonds dans une même action. Avec la forte concentration de l’indice, comme dans le MSCI Chine où 2 actions représentent plus de 30 %, il est déjà impossible pour un gestionnaire de maintenir une pondération conforme au marché. Une deuxième règle est que pas plus de 40 % du portefeuille ne peut être constitué de participations supérieures ou égales à 5 % par ligne. Vous pouvez donc avoir 8 actions avec une pondération de 5 %, mais ensuite, elle doit être inférieure à 5 %. Or une participation de 5 % n’est aujourd’hui plus si naturelle étant donné la concentration accrue.
La forte concentration des indices constitue-t-elle un danger pour le fonctionnement optimal des marchés financiers ?
Lodewijk van der Kroft : Ce n’est pas encore le cas et ce n’est pas sur le point de se produire. Mais il n’est pas exclu qu’à long terme, les grands acteurs privent d’oxygène les nouvelles entreprises et initiatives en raison de leur omniprésence. Il suffit de se rendre en Corée du Sud pour voir quelles pourraient être les conséquences si les grandes entreprises devenaient toujours plus puissantes. Dans la société coréenne, il est en effet très difficile de faire des affaires si vous n’êtes pas sous le parapluie des Chaebol, ou grands conglomérats.
Les grands acteurs comme Apple ou Facebook ne sont-ils pas déjà devenus trop importants ?
Lodewijk van der Kroft : La capitalisation boursière d’Apple est plus importante que celle de n’importe quelle bourse prise séparément, à l’exception des bourses américaine, japonaise et chinoise. C’est une situation assez particulière. À un moment donné, cela en dit long sur le pouvoir que possède une telle entreprise. Il ne faut pas oublier qu’à côté d’un grand chêne, les autres arbres n’ont guère de place pour se développer. Un autre phénomène est que lorsqu’une autre partie réussit, on constate que les grands acteurs manifestent rapidement de l’intérêt. WhatsApp et Instagram ont été repris par Facebook pour cette raison. Beaucoup de ces nouvelles initiatives ne sont déjà plus cotées ou n’ont jamais été introduites en bourse.
Selon vous, que faut-il faire pour freiner cette tendance ?
Lodewijk van der Kroft : Il est clair que des capitaux suffisants doivent rester disponibles pour les start-ups, les scale-ups et les entreprises de plus petite taille. Et grâce aux faibles taux d’intérêt, c’est également le cas. Jusqu’à présent, il faut conclure que les nouvelles initiatives dans le secteur technologique n’en souffrent pas. Il suffit de penser à Just Eat Takeaway, une entreprise dont l’histoire est relativement courte et qui s’est développée avec succès. Mais que se passerait-il si les taux d’intérêt augmentaient et que les ressources financières se raréfiaient ?
Le chien de garde de la bourse ou un autre organisme doit-il prendre des mesures ?
Lodewijk van der Kroft : Non, je ne voudrais certainement pas cela. Ici, dans mon bureau, j’ai une photo de Ronald Reagan avec sa célèbre déclaration : ‘The nine most terrifying words in the English language are : ‘I’m from the government and I’m here to help.’ C’est tout dire. Mais on ne peut cependant pas l’exclure, car dans le passé, il est bien sûr déjà arrivé que les grands acteurs aient été réduits d’une tête, comme les grandes compagnies pétrolières, par exemple.
Pouvez-vous étayer ?
Lodewijk van der Kroft : Si vous regardez l’histoire du S&P500, il y a toujours eu une grande concentration. En 1972, par exemple, IBM représentait 12,7 % de l’indice, AT&T 7,8 %, Exxon 6,1 %, Eastman Kodak 6,1 % et General Motors 5,2 %. Et à un moment donné, la concentration rediminue. Ces entreprises ne font d’ailleurs plus partie du top 10 actuel. Il se pourrait bien que les grandes entreprises d’aujourd’hui, qui viennent principalement du secteur technologique, finissent à terme par retomber dans les classements. Le progrès technologique ne s’arrête pas. Et dans le passé, il n’est jamais arrivé que des entreprises restent au sommet pendant des décennies.
Peut-il y avoir un revirement soudain et la forte concentration crée-t-elle des opportunités pour l’investisseur ?
Lodewijk van der Kroft : Selon la sagesse boursière, les marchés peuvent rester irrationnels plus longtemps que vous ne pouvez rester solvable. Il peut donc s’écouler un certain temps avant que cette correction ne se produise, mais elle finit toujours bien par arriver. Bien sûr, vous devez avoir la patience d’attendre. En outre, il y a toujours des opportunités, mais la question est de savoir si vous disposez du tampon nécessaire pour attendre que le marché tourne. En effet, il n’est pas facile d’expliquer aujourd’hui pourquoi, en tant que gestionnaire actif, vous êtes à la traîne par rapport à l’indice de référence et pourquoi vous n’avez pas inclus les noms les plus performants dans votre portefeuille dans la même mesure que l’indice.
Quelle est l’importance des indices boursiers aujourd’hui ?
Lodewijk van der Kroft : Ils sont d’une part une référence pour les gestionnaires actifs et, bien sûr, aussi une manière pour les investisseurs passifs d’allouer leur argent. Ils sont donc extrêmement importants. Par contre, ils ne sont pas très précis lorsqu’il s’agit de prendre la température des entreprises cotées en bourse. Des indices tels que le S&P 500 ou le MSCI Europe sont pour cela trop concentrés sur un nombre trop limité de sociétés. C’est aussi un signe que les bourses se sont relativement bien comportées alors que l’économie s’est complètement effondrée. Quelle est donc encore la représentativité de cet indice ?