Pour les investisseurs, l’intelligence artificielle est un allié plutôt qu’un ennemi. Il s’agit d’une tendance de fond plutôt que d’un simple phénomène de mode.
Riet Vijgen (Leo Stevens Private Bank), Frédéric Heirebaudt (Belfius) et Rudy De Groodt (BNP Paribas Fortis) se sont réunis autour de la table tandis que Jurgen Vluijmans, Editorial Manager, faisait office de modérateur.
Après les excellentes performances de nombreuses actions liées à l’IA, en particulier les grands noms cotés à la bourse technologique Nasdaq, de nombreux investisseurs se demandent si l’IA n’est pas un simple phénomène de mode.
Rudy De Groodt : Je ne pense pas qu’on puisse parler de phénomène de mode. Si on se penche sur les effets réels qu’aura l’IA sur notre économie dans les années à venir, j’ose affirmer sans hésitation que nous sommes à l’aube d’une nouvelle phase d’accélération incroyable et explosive de notre économie. Différentes études indiquent que les gains de productivité pourraient augmenter de 1 à 1,5 % par an au cours de la prochaine décennie. Cependant, il n’en reste pas moins que certains titres liés à l’IA pourraient bien se retrouver en territoire de bulle, car la progression peut être rapide pour certains d’entre eux. Néanmoins, je suis à l’aise avec la valorisation moyenne actuelle des titres liés à l’IA. Nvidia se négocie à un ratio cours/bénéfice attendu de 40, ce qui, compte tenu de son énorme potentiel de croissance, ne constitue pas une bulle. »
Frederic Heirebaudt : « Pour nous, il ne s’agit pas non plus d’un simple phénomène de mode. D’ailleurs, l’IA n’est pas un phénomène récent car on en parlait déjà dans les années 50. La grande différence, c’est qu’elle implique aujourd’hui le grand public. Nous sommes convaincus qu’elle changera la donne et aura un effet disruptif, tout comme l’ont été l’avènement de l’ordinateur et d’internet. Y a-t-il une bulle sur le marché ? Malgré l’augmentation de la valorisation des ‘Magnificent Seven’, ainsi que la Bank of America a surnommé les sept actions qui représentent la majeure partie des bénéfices annuels du Nasdaq, celles-ci sont loin d’être aussi chères que lorsque le marché de la technologie se négociait à un ratio cours/bénéfice de 80 au plus fort de la bulle internet.
Comment voyez-vous la disruption de l’IA ? Peut-on la soutenir fondamentalement ?
Riet Vijgen : « Il existe déjà aujourd’hui d’innombrables exemples de la manière dont cette disruption a conduit à des gains d’efficacité. Cependant, à chaque nouvelle évolution, nous constatons aussi que les attentes sont souvent d’emblée trop élevées, ce qui peut entraîner des déceptions, comme l’indique le Gartner Hype Cycle (cycle de la hype de Gartner) : le développement initial de la technologie est suivi par une désillusion pour finalement aboutir à la réalisation, la mise en œuvre et l’applicabilité de la technologie. Le développement de l’IA se fera par essais et erreurs, mais la tendance sous-jacente et la disruption sont bien présentes. Quoi qu’il en soit, l’IA aura un impact significatif sur la société et notre façon de vivre et de travailler, et les changements se produiront plus rapidement que par le passé. »
Rudy De Groodt : « J’aimerais revenir brièvement sur la performance des Magnificent Seven, qui doit être replacée dans un certain contexte. L’année dernière a été catastrophique et ces actions ont perdu entre 30 et 40 % de leur valeur. Par ailleurs, l’importance de l’IA ne doit pas être sous-estimée. Le CEO de Salesforce a récemment déclaré que les entreprises qui n’adopteront pas l’IA disparaîtront. De plus, de nombreux experts en IA sont incroyablement surpris par les capacités actuelles de ChatGPT. Et c’est finalement la raison pour laquelle les choses évoluent si rapidement aujourd’hui car, soyons honnêtes, l’IA est un sujet dont on parle depuis des années, notamment lors dans les conference calls d’innombrables entreprises, sans que le grand public ne s’en rende compte.
Êtes-vous d’accord pour affirmer que les gagnants et les perdants de l’IA se différencieront rapidement ?
Riet Vijgen : « Certaines entreprises sont déjà gagnantes, comme Nvidia, qui détient un quasi-monopole sur la production des GPU (Graphics Processing Units) indispensables pour les modèles de deep learning. La question est de savoir si de nouveaux acteurs émergeront sur le marché. Il est tout à fait probable que d’autres acteurs présentent une puce encore plus performante. Aujourd’hui, il est important se montrer critique, car nous constatons que chaque entreprise qui évoque l’IA se voit récompensée par une hausse de son cours boursier. Il faut donc attendre de voir comment la technologie évolue. Mais au final, il est très probable que ceux qui ont accès au savoir-faire et disposent de ressources financières suffisantes pour continuer à investir feront partie des gagnants.
L’IA peut-elle déjà être considérée comme un thème à part entière sur le marché actions ? Et allez-vous la considérer de manière distincte dans votre sélection d’investissements ?
Riet Vijgen : « Nous sommes des investisseurs thématiques, mais pour que quelque chose soit considéré comme un thème, certaines conditions importantes doivent être remplies. Il faut qu’il y ait de la croissance et une tendance claire à long terme, une contribution à l’économie et une génération de gains de productivité. L’IA répond à ces exigences. Deuxièmement, l’univers doit être suffisamment large et là aussi, le choix s’élargit progressivement. Pour nous, il s’agit donc d’un thème dans lequel nous pouvons investir.
L’univers des investissements liés à l’IA est-il suffisamment large pour permettre le stockpicking ?
Frederic Heirebaudt : « Le problème est que même si d’autres secteurs suivront sans aucun doute, l’IA est aujourd’hui fortement concentrée dans le secteur technologique, et principalement aux États-Unis. La diversification potentielle n’est donc pas optimale. Cependant, nous constatons que le marché s’intéresse de plus en plus aux segments de niche et aux petites capitalisations dans le domaine de l’IA. D’autres secteurs commencent également à s’intéresser à l’IA, comme le secteur médical. Et si l’IA permettait de découvrir plus facilement des molécules prometteuses ? Il est également frappant de constater que les entreprises chinoises ne jouent pratiquement aucun rôle dans le domaine de l’IA. Le fait que les entreprises américaines ne soient plus autorisées à exporter des puces ultrarapides vers la Chine n’y est pas étranger. De plus, 50 % de toutes les informations disponibles sur internet sont en anglais, et seulement 4 % en chinois. Et c’est en partie précisément la possibilité d’explorer cette masse d’informations en anglais qui permet à l’IA de se développer très rapidement aux États-Unis. La grande différence de performance entre le Nasdaq américain et le Nasdaq chinois est éloquente. Il n’est dès lors pas surprenant que la Chine s’intéresse beaucoup à Taiwan Semiconductor, mais c’est un autre débat. »
Rudy De Groodt : « Ce que nous essayons de faire dans le cadre de notre approche thématique et de notre vision, c’est de rechercher des joyaux cachés de l’IA. La société belge Barco en est un bel exemple, car elle excelle dans la visualisation ou la conversion de données en images affichées sur des moniteurs en utilisant de plus en plus l’IA, notamment dans le domaine de l’imagerie médicale. Dans le reste de l’Europe, nous repérons également des entreprises qui adoptent l’IA et jouent un rôle très important, notamment dans les domaines de l’automatisation et de la robotique, comme STMicroeletronics et Infineon. »
Riet Vijgen : « Le centre névralgique et les plus grandes innovations se situent bien sûr dans le secteur technologique, qui alimente le moteur de la croissance de l’IA. Mais ce n’est pas tout, car les domaines d’application sont immenses. Je pense d’emblée au secteur médical et aux diagnostics, par exemple. Et chaque application peut ouvrir la porte à une autre et générer une innovation supplémentaire, créant ainsi une sorte de système en cascade. En fait, tous les secteurs sont impliqués, un à un, et soutiennent l’innovation. Même dans notre propre secteur financier, l’IA contribuera à améliorer l’efficacité et favorisera le développement d’innovations. Et bien que les Magnificent Seven se trouvent aux États-Unis, l’Europe est également le théâtre de nombreuses innovations, comme notre propre entreprise IMEC, par exemple.