
Alors que l’Europe attire de plus en plus d’investisseurs en quête de valorisations attractives et de stabilité macroéconomique, M&G observe que les marchés de capitaux américains montrent un basculement fondamental : la croissance du crédit s’y fait désormais à 75 % via le marché privé, une transformation structurelle qui ne fait que s’accélérer.
La croissance du crédit aux États-Unis repose désormais essentiellement sur le marché privé, au détriment du système bancaire traditionnel. Lors d’une conférence destinée à la presse organisée à Londres la semaine dernière, Andrew Chorlton, Directeur de la gestion obligataire chez M&G, a souligné que la dette privée y croît trois fois plus vite que les prêts bancaires traditionnels, ce qui reflète une tendance de fond, non conjoncturelle. Elle est liée à une tendance qui s’accélère depuis les années 1990 : les entreprises recherchent de plus en plus des financements hors du système bancaire. Ce phénomène s’inscrit dans un contexte de taux bas, de sophistication financière et de retrait progressif du rôle de l’État dans le financement de l’économie réelle.
Selon les données présentées par M&G à Londres, ce changement de modèle a permis aux entreprises américaines de se financer plus longtemps en dehors des marchés publics. Le nombre d’introductions en Bourse a été divisé par deux, et les cycles de maturité des start-ups comme des entreprises de taille intermédiaire se prolongent dans le privé. Cela a, à son tour, entraîné une explosion de la demande en crédits privés, au point que de nombreux fonds spécialisés sont désormais systématiquement impliqués dans les tours de table des entreprises à forte croissance.
Les mutations européennes
À l’inverse des États-Unis, l’Europe repose toujours à 75 % sur le financement bancaire, selon les données de la Fédération bancaire européenne. Les marchés privés y représentent encore une part relativement modeste du financement des entreprises – moins de 5 % du PIB selon M&G – ce qui freine leur développement à grande échelle.
Mais les choses évoluent. Emmanuel Deblanc, CIO marchés privés chez M&G, note que les clients institutionnels européens, y compris les banques privées, expriment une appétence croissante pour les actifs illiquides européens. Ce signal, bien que naissant, traduit une volonté de réallocation stratégique vers des véhicules capables de générer du rendement net d’inflation, dans un environnement où les taux réels peinent à se stabiliser.
Le principal frein reste la fragmentation réglementaire, linguistique et juridique du marché européen. Contrairement aux États-Unis, où le droit du Delaware et un marché des capitaux unique créent des économies d’échelle, l’Europe doit encore harmoniser ses régulations (MiFID, SFDR, PRIIP) pour fluidifier l’accès des entreprises au crédit privé. M&G insiste néanmoins sur l’opportunité de long terme qu’offre ce marché « sous-développé », notamment dans des secteurs en croissance comme les infrastructures vertes, la technologie appliquée à l’industrie et les services de transition énergétique.
D’après la société d’analyse PitchBook, les levées de fonds en capital-investissement en Europe ont atteint environ 175 milliards d’euros en 2024, un volume soutenu malgré un contexte de resserrement monétaire. Cela traduit l’émergence d’un écosystème plus mature, notamment dans des centres financiers comme Paris, Amsterdam ou Milan. Cette tendance est confirmée par la demande croissante observée sur le terrain. « Depuis quelques trimestres, les banques privées et family offices européens augmentent leur exposition aux classes d’actifs européennes, y compris sur les segments alternatifs », précise Emmanuel Deblanc.
Repositionnement stratégique
Dans ce contexte, les allocataires d’actifs doivent arbitrer entre la souplesse du marché américain – mais avec un risque accru lié à la transparence et à la liquidité des actifs privés – et la stabilité institutionnelle du marché européen, encore embryonnaire, mais potentiellement plus résilient.
Fabiana Fedeli, CIO Actions chez M&G, rappelle que sur les marchés privés, le biais historique des investisseurs vers les actions américaines est de plus en plus remis en question : « Les valorisations américaines sont élevées, avec un ratio cours/bénéfices moyen supérieur à 19, tandis que l’Europe reste autour de 13,5. Cette décote historique devient difficile à justifier, surtout en période de ralentissement macroéconomique. » Elle précise également que de nombreuses entreprises européennes adoptent massivement l’IA, notamment dans la chaîne de valeur industrielle, ce qui crée un terreau fertile pour les investisseurs alternatifs à la recherche de deal flow qualifié.
Enfin, le facteur politique pèse lourd dans la balance. La dégringolade de la note de crédit des États-Unis en 2024 (AA+ selon Fitch), les tensions commerciales et l’approche isolationniste croissante de Washington ont brouillé les cartes. « Nous sommes entrés dans une ère où les décisions politiques ne sont plus guidées par des considérations économiques rationnelles. Cela perturbe les équilibres d’investissement mondiaux », résume Andrew Chorlton. Emmanuel Deblanc va même plus loin : « La certitude de la stabilité américaine a disparu. Nous sommes dans un monde post-PG. », une allusion ironique à la notation de films (parental guidance) pour décrire le flou dans lequel naviguent aujourd’hui les investisseurs.