Chez la plupart des asset managers et des acteurs institutionnels comme les fonds de pension et les assureurs, les consultants et stratèges en allocation d’actifs font des heures supplémentaires. À l’heure actuelle, les banques centrales sont tellement dominantes sur les marchés financiers que le retour potentiel de l’approche claire des portefeuilles équilibrés en actions et obligations laisse planer un doute.
Les bilans conjoints de la Federal Reserve, la Banque du Japon et la Banque Centrale Européenne affichent pour l’instant plus de 20 000 milliards de dollars en obligations. Il s’agit des acteurs les plus proéminents sur leurs marchés respectifs.
En termes relatifs, la BCE reste la plus frileuse, alors que le Japon a déjà desserré le frein depuis longtemps avec le rachat ininterrompu d’actions-ETF. La Fed américaine n’en est pas encore à ce point, mais elle également entrée dans l’arène en mars pour démontrer sa capacité à dompter étalons sauvages et taureaux déchaînés, à savoir les marchés financiers.
Les montants dégagés pour prémunir Wall Street et Main Street d’une implosion sont sans précédent. Aux États-Unis, la masse monétaire (M2) a augmenté de 3,8 % en mars, 6,7 % en avril et 5 % en mai. Soit une hausse de la croissance annuelle de 83 % en l’espace de trois mois seulement et de 23 % de la M2 en un an.
En principe, une telle augmentation de la masse monétaire présage d’une croissance économique et d’une montée de l’inflation sans précédents. Cette fois, il n’en est, du moins pour l’instant, pas question : l’inquiétude et l’incertitude régnantes parmi les citoyens est telle qu’ils constituent principalement des réserves de liquidités ; les entreprises tentent quant à elles de les imiter et de se défaire de certains travailleurs.
Les citoyens américains de Main Street ont reçu 1200 dollars par personne et par mois, comme le prévoit le Cares Act approuvé en mars par le Congrès. De quoi les aider à survivre tandis que les entreprises s’efforcent de licencier en masse. Une sorte d’État-providence à l’européenne, mais à court terme, financé par des presses à billets foldingues. Les Américains ne sont pas rassurés pour autant : l’épargne affiche une hausse annuelle de 6000 milliards de dollars.
La Fed part du principe que la croissance de la masse monétaire entraînera une croissance économique : les citoyens feront appel à leur épargne pour consommer et les entreprises prélèveront des fonds de leurs comptes de dépôt pour rembourser la banque ou investir. Avec à la clé, selon la théorie de la Fed, une nouvelle diminution de la masse monétaire M1 et M2. La concrétisation de ce scénario nécessite toutefois une accélération durable de l’activité économique, laquelle générera une demande économique supérieure à la capacité de production en termes relatifs. Reste à savoir si cela se produira, dans un contexte dominé par la préoccupation constante de remporter la lutte contre le coronavirus.

Source: Nordea. Infographic: Core Digital Strategy
Les investisseurs justifient quant à eux la hausse de l’ordre de 40 % du S&P 500, depuis le creux du 23 mars, en renvoyant aux mille milliards déployés par la Fed pour rétablir la confiance à Wall Street et aider Main Street à surmonter la diminution considérable de la demande. Une réussite ? Oui, si l’on examine le rendement : l’US Treasury à dix ans a rapporté 1,7 % depuis mars, les investment grades 16 % et les high yields américains plus de 20 %. Le S&P a pratiquement compensé toutes les pertes de cette année.
Karen Ward, stratège de JPMorgan Asset Management, met en garde : la politique de cette envergure activée devra bien être « désactivée » un jour. Les conséquences de la crise de 2008/2009, avec ses programmes d’élargissement quantitatif, montre d’ores et déjà que ce n’est pas difficile. La Fed s’y attache elle aussi. D’après le compte rendu de la dernière réunion de politique, le vocabulaire employé a changé : emergency cède la place à accodomative. En d’autres termes, la Fed tend vivement vers ce que l’on pourrait paraphraser comme suit : whatever it takes for as long as it takes.
Karen Ward invite les investisseurs à miser sur la prochaine marée de la politique de la Fed. Il faut se préparer à ce que la banque centrale ne mène pas cette politique indéfiniment. Assurez-vous de vous sentir à l’aise avec le contenu de votre portefeuille, préconise-t-elle : privilégiez les dettes et actions d’entreprises qualitatives avec des niveaux d’endettement soutenables, de bonnes perspectives de bénéfices et une politique durable limpide et stable.
Veillez également à intégrer dans votre portefeuille des instruments relativement peu influencés par les liquidités injectées sur le marché par la Fed. Avec tout cet argent investi sur le marché par la Fed, mais aussi par d’autres banques centrales, vous pouvez difficilement encore échapper aux effets d’une politique ainsi corrigée. Il est certain que la corrélation inverse entre actions et obligations souveraines, qui garantissait une parfaite symbiose et donc un portefeuille d’investissement neutre et extrêmement performant, a été rompue pour une longue période.
Karen Ward de JPMorgan AM conseille dès lors de rechercher des opportunités et des valeurs sûres en dehors des marchés publics : les infrastructures et l’immobilier peuvent équilibrer les portefeuilles d’investissement.
Affronter la Fed n’a pas de sens, pas plus que de s’y fier, recommande JPMorgan Asset Management.