La Chine possède au moins 1200 milliards de dollars d’obligations d’État américaines. Voilà qui peut représenter une arme redoutable dans la confrontation entre les deux grandes puissances économiques mondiales. Et si cette arme la rendait précisément vulnérable ?
Le 10 janvier dernier, Bloomberg annonçait un événement de taille : selon des sources officielles chinoises anonymes, la Chine envisageait de limiter, voire de cesser temporairement, ses achats d’obligations d’État américaines.
Cette annonce avait sérieusement accentué la pression à la hausse sur les rendements américains et hissé le taux à dix ans à son plus haut niveau depuis mars 2017. Le lendemain, la China se rétractait, entraînant une reprise des cours. Durant les jours qui ont suivi, les spéculations sont allées bon train quant aux raisons du malentendu. La Chine entendait-elle envoyer un signal aux États-Unis ?
L’annonce de Bloomberg a retenti au moment où le président Trump était déjà occupé à respecter sa promesse électorale d’aborder la Chine. Le déficit commercial des États-Unis provient selon Trump d’un traitement « inéquitable » des entreprises américaines et obsède le président depuis bien longtemps. Depuis février de cette année, l’artillerie verbale n’a cessé de frapper, avec des tirs de menaces de taxes toujours plus lourdes sur les importations.
« Je continue à croire qu’ils parviendront à un accord », affirme Arjen van Dijkhuizen, économiste chez ABN Amro. « Le risque de voir le conflit s’envenimer me paraît minime. Trump veut entrer dans l’histoire comme un dealmaker, pas comme un fauteur de troubles. »
Mais l’investisseur obligataire Pimco met en garde dans ses blogs contre trop d’optimisme, les rencontres n’ayant jusqu’à présent rien donné et les Américains étant « convaincus » que la Chine se livre à un jeu de dupes. Résultat : les États-Unis peuvent également importer depuis d’autres pays la majeure partie des produits figurant actuellement sur la liste. Les revenus économiques des exportations chinoises sont davantage tributaires des États-Unis que le contraire. Le volume commercial pour lequel la Chine peut augmenter ses tarifs est également limité et ne représente que 130 milliards de dollars.
Financement de la dette publique
Le revers de la médaille de ce déséquilibre réside dans le financement de la dette publique des États-Unis par la Chine. Ces dernières décennies, la Chine a investi une grande partie de son excédent commercial dans des obligations d’État américaines. Il s’agit d’un système circulaire qui jusqu’à récemment, satisfaisait les deux pays, explique Maarten Spek, analyste financier senior chez ECR Research.
« La Chine maintient le yuan bas et les consommateurs américains profitent des importations chinoises bon marché. Trump voit cela d’un autre œil. Les consommateurs en profitent, mais les collaborateurs des entreprises américaines qui ont délocalisé leur production en Chine et les entreprises américaines qui n’ont pu accéder au marché chinois que tardivement ou ont dû pour cela renoncer à leurs secrets technologiques en paient le prix. » Ce système est-il compromis ? Et qui détient actuellement le pouvoir ?
« Les Chinois ont les cordes en main », déclare Bob Homan d’ING Investment Office. « S’ils ont recours à l’option nucléaire, les taux ne cesseront de monter. Le rendement à court terme et l’inflation grimpent d’ores et déjà. »
Le cas échéant, les estimations de croissance pourraient être sérieusement revues, poursuit Arjen de Dijkuizen. « Mais cela reviendrait comme un boomerang au visage des Chinois. Je n’y crois donc pas. »
Gene Frieda, responsable de la stratégie Forex chez Pimco, partage cet avis. « Ce serait néfaste pour les actions américaines, mais si la Chine troque les dettes américaine contre des obligations d’autres pays, le yuan augmenterait par rapport au dollar. La Chine, par conséquent, devrait endurer un effet indésirable supplémentaire, en plus d’une croissance affaiblie de l’économie mondiale résultant de la faible croissance économique américaine. »
Pratiquement personne ne tient compte d’un arrêt des achats, et encore moins d’un dumping sur les obligations d’État de la part des Chinois. « Ils peuvent pourtant le faire sereinement », déclare Bob Homan. « Ils peuvent utiliser cela comme menace si les Américains ne sont pas disposés à négocier. Cela les touchera également : la valeur de leurs obligations chutera, mais ils ne s’en préoccupent guère. C’est de la perte de papier. »
Problème de financement
Les allègements fiscaux et la hausse des dépenses pour la défense dans les années à venir génèrent une augmentation des besoins de financement de la part des autorités américaines. On estime à 1000 milliards de dollars les conséquences des réformes fiscales sur les 10 prochaines années. À cela s’ajoutent environ 300 milliards de dollars en dépenses supplémentaires, entre autres pour la défense, au cours des deux années à venir.
La question est de savoir qui financera les plus gros déficits. « La Fed n’intervient plus », précise Maarten Spek d’ECR Research. « Elle se livre elle-même à la vente nette d’obligations d’État. Trump s’attèle en outre au retrait de Dodd-Frank, ce qui contraint les banques à conserver des obligations d’État moins sûres. On peut donc se demander qui achètera la dette. »
Le rapport de forces n’avantage plus les États-Unis, estime Bob Homan. « Ils sont devenus plus vulnérables, en particulier dans ce climat d’efforts soutenus. »
Gene Frieda, de Pimco, ne voit pas la situation de la même manière. « Si la Chine opère un retrait, d’autres pays entreront dans le marché afin de protéger leurs actifs plus risqués. » Bob Homan relativise néanmoins la position affaiblie des États-Unis. « Ils peuvent se tourner vers les gros acheteurs traditionnels de leurs bons du Trésor, comme le Japon et l’Arabie saoudite. Et il reste toujours la Fed. »
Même si le feu était maîtrisé entre la Chine et les États-Unis, on peut se demander s’il ne continuera pas à couver, avec à la clé des changements dans la relation financière entre les grandes puissances.
Gene Frieda : « La question est de savoir si d’autres pays asiatiques interviendront moins pour maintenir la stabilité de leur monnaie face au dollar est cruciale pour nous. On s’attend dans ce cas à plus de volatilité des taux de change et moins de soutien des obligations américaines. Avec un solde à financer élevé, un déficit plus important en compte courant et moins d’interventions de devises de pays asiatiques, la dette sera plus lourde à financer pour les États-Unis. »
La Chine et les États-Unis sont des ennemis jurés. Un embargo impliquant une dépendance mutuelle moindre ne serait-il pas plus sain ? Bob Homan : « Je pense que c’est ce qu’ils souhaitent tous les deux. Les États-Unis veulent réduire ce déficit commercial et la Chine désire depuis des années limiter la dépendance de son économie par rapport aux exportations. Mais parvenir à un équilibre prendra des décennies. »