Comment un restaurant Quick a-t-il changé sa vie ? Pourquoi refuse-t-il régulièrement des propositions d’engagement politique ? Et en quoi les entrepreneurs sont-ils plus crédibles que les économistes ? Peter De Keyzer, fondateur de l’agence de communication Growth Inc et ancien économiste en chef de BNP Paribas Fortis, raconte tout cela dans Le Miroir, le podcast dans lequel de grands noms de la finance se confient sur leur carrière, leur vie et leurs passions.
Dans le salon de Peter De Keyzer trône une guitare blanche en V décorée d’éclaboussures de sang. Il s’agit de la guitare signature de Michael Amott, guitariste du groupe Arch Enemy, l’un des groupes de métal dont Peter De Keyzer est fan depuis des années. Et cette guitare n’est pas que décorative : l’économiste en joue aussi. « Je jouais dans un groupe avant, et je joue encore régulièrement de ma guitare : essentiellement des morceaux des premiers albums de Metallica, qui sont très bien pour s’exercer les doigts. » La musique métal fait partie du quotidien de Peter De Keyzer. « J’en écoute pour me booster, quand je fais du sport ou même lorsque je dois rédiger un article. Le métal est souvent présent en arrière-plan. »
Pilote de chasse
Dans sa jeunesse, Peter De Keyzer rêvait de devenir pilote de chasse. Il aspirait à une carrière dans l’armée, à l’instar de son père et de son oncle. Mais une carrière de pilote s’est rapidement révélée impossible : non seulement il portait des lunettes, mais il a fini par dépasser 1,95 mètre, la taille maximum pour pouvoir piloter un F‑16. « Je n’ai plus trop su quoi étudier ensuite. Je voulais devenir entrepreneur, ou travailler dans le monde de la publicité. J’ai finalement étudié les sciences économiques appliquées. Au moins, c’était une orientation qui permettait d’en apprendre un peu sur tout : éthique, sociologie, mathématiques, langues, comptabilité, géopolitique, psychologie… Cela m’a paru intéressant. Je trouve toujours passionnant de savoir des choses sur de nombreux sujets, pour essayer ensuite de lier tous ces sujets entre eux. »
Restaurant Quick
Peter De Keyzer était bon élève en secondaire, mais a débuté ses études universitaires un peu trop confiant. Cela lui a valu de redoubler sa première année et de louper quelques matières qu’il a donc dû valider l’année suivante. « J’ai ainsi dû passer encore quatre matières lors de ma dernière année. Chez moi, on m’a dit qu’il n’était pas question que je passe tout mon temps libre à la maison ou au café. Je devais me trouver un travail. J’ai finalement été embauché dans un restaurant Quick où je travaillais 20 heures par semaine. Je n’avais donc presque plus le temps de faire autre chose qu’étudier, et ce fut une bonne chose. Cela m’a incité à travailler plus dur, et j’ai appris que le travail pouvait mener loin. » Il a finalement passé son diplôme avec brio, et s’est vu proposer de passer un doctorat, qu’il a mené à bien.
1 %
Peter De Keyzer a commencé par travailler deux ans comme chercheur universitaire, après quoi il est devenu, pour deux ans également, Chief Investment Advisor chez ABN Amro Private Banking. Quatre ans plus tard, il a succédé à Geert Noels au poste de Chief Economist de Petercam, avant de prendre la fonction d’économiste en chef de BNP Paribas Fortis moins de deux ans plus tard. « J’ai du mal à rester en place. J’étais déjà comme cela enfant. À quatre ans, je suis parti en excursion en bus en famille, et j’ai passé une heure à divertir tout le bus avec toutes sortes d’histoires. J’aimais déjà être face à un public. Je n’ai jamais perdu cette énergie. Je n’ai jamais visé de fonction spécifique et je n’avais pas le moindre plan de carrière, mais lorsqu’on fait de son mieux, en visant 1 % plus haut chaque jour, on avance vite. Et on se fait évidemment remarquer. Je n’ai jamais cherché moi-même un nouveau poste ; on m’a toujours appelé. »
La peau dure
Son passage de Petercam à BNP Paribas Fortis a représenté une grande étape. Devenir l’économiste en chef de la plus grande banque de Belgique l’a en effet immédiatement placé sous les projecteurs. Il a succédé dans ce rôle à Freddy Van den Spiegel en 2011, trois ans seulement après l’affaire Fortis. « Cela m’a donné la peau dure. Je n’avais évidemment rien à voir avec le krach de l’action Fortis, mais je me suis plus d’une fois vu reprocher les erreurs du passé devant une salle pleine. Ce n’a pas toujours été facile, mais j’ai beaucoup appris. »
L’économiste en chef s’est également retrouvé en ligne de mire pendant la crise de l’euro. « Je me souviens d’une longue interview pour un journal pendant laquelle j’ai parlé des réformes en Espagne. À l’époque, les marchés financiers n’avaient pas apprécié les mesures d’assainissement, et j’ai donc affirmé que le gouvernement espagnol devait réformer de façon plus rigoureuse. Cette citation a été placée en couverture du journal, totalement sortie de son contexte, et je suis ainsi passé pour un banquier qui estimait que les citoyens espagnols devaient souffrir davantage. Je me suis donc retrouvé au cœur d’une violente tempête. La direction de la banque m’a tout de suite soutenu et la tempête est passée en quelques jours, mais cette expérience m’a permis de constater que les banques avaient un problème de réputation, voire étaient considérées comme immorales. J’ai aussi remarqué à quel point il était important d’être soutenu en temps de crise. »
Entrepreneur
En 2016, Peter De Keyzer a surpris le secteur financier en annonçant son départ de BNP Paribas Fortis. Il n’a pas quitté la banque pour rejoindre un autre établissement financier, mais pour fonder, avec un partenaire, sa propre agence de communication, Growth Inc. « Ce n’est pas si bizarre que ça. Avant, un économiste en chef était avant tout le chef du service d’études d’une banque. Aujourd’hui, il est essentiellement un chief opinion leader qui met différents sujets sur la table et a voix au chapitre dans le débat public. En tant qu’économiste en chef, je communiquais déjà en permanence. »
Aujourd’hui, Growth Inc compte près de 30 collaborateurs qui conseillent les entreprises et grandes institutions en matière de communication, communication de crise, gestion de la réputation et affaires publiques. « Nous sommes impliqués dans de très nombreux et importants dossiers sociaux. Mon impact actuel d’entrepreneur est bien supérieur à celui que j’avais en tant qu’économiste en chef. »
Cage dorée
L’idée de Growth Inc est née aux portes de l’école de ses enfants, que fréquentaient aussi ceux de son associé fondateur de l’époque. Cette idée d’une entreprise propre a finalement dû mûrir encore une petite année avant qu’il n’ose franchir le pas. « Peu de gens quittent la banque pour devenir entrepreneurs. On y est dans une cage dorée, avec de nombreux avantages sociaux, des jours de congé, des primes et un bon salaire. Mais j’ai senti que j’étais prêt. À la fin de ma carrière au sein de la banque, je parlais moins de prévisions économiques, de taux de change, de taux d’intérêt et d’inflation et de plus en plus de la façon dont nous pouvions renforcer l’économie belge et le pays dans son ensemble. Or, je pense que ce que les entrepreneurs ont à dire à ce sujet est plus crédible que ce que peut en dire une personne rémunérée par une grande banque. Les entrepreneurs mettent leur peau en jeu. Un économiste est un spectateur extérieur, qui reste sur la ligne de touche. Lorsque j’étais économiste, je percevais mon salaire, que mes prévisions soient bonnes ou mauvaises. Mais pour un entrepreneur, une mauvaise décision aura un impact bien plus considérable. »
Ce fut naturellement un saut dans l’inconnu. « Il était convenu, avec mon partenaire associé d’alors, que je quitterais la banque dès que nous aurions un client payant. Et c’est ce qui est arrivé. Mais nous n’avions encore rien d’autre. Nous avions seulement une idée et la promesse de ce que nous allions faire. Puis les choses sont soudain allées très vite. »
Ambitions politiques
Pour quelqu’un qui aime mettre sa peau en jeu, la tentation de se lancer en politique est forcément inévitable. « Des personnes du monde politique me demandent régulièrement de m’y engager. J’entame alors toujours le dialogue, et j’ai de bons contacts avec des personnalités politiques de divers partis. Cela me paraît important, car je pense vraiment que nous avons besoin de la politique. Je ne crois néanmoins pas que ce soit là que je puisse avoir le plus d’influence. »
Père
Peter De Keyzer n’est pas qu’économiste et entrepreneur ; il est aussi père de deux fils. « Je n’ai pas toujours été un père très présent, surtout lorsque j’étais économiste en chef. Je partais tôt le matin alors que mes fils dormaient encore, et ils étaient souvent déjà au lit lorsque je rentrais le soir. Je n’en suis pas fier. J’étais alors dans une phase où tout ce que la banque exigeait de moi me paraissait très important. J’ai été en colère de n’avoir pas été suffisamment là. Mais j’ai passé beaucoup de bons moments avec eux, et je ne peux pas changer le passé. De toute façon, même si je pouvais revenir en arrière, je ferais les choses de la même manière. »
Beaucoup de choses ont changé désormais. « Je travaille plus dur qu’à la banque, mais j’habite près de mon bureau et je peux gérer mon travail moi-même. J’ai maintenant le temps de discuter avec eux des choses importantes de la vie. C’est cela qui compte. »