Chaque mois, Investment Officer sonde Jan Longeval, expert en investissement, sur sa vision de l’actualité économique et financière. Aujourd’hui, ce dernier livre un plaidoyer en faveur d’une extension de l’ESG dans le screening des portefeuilles d’investissement. « Si les risques de la Chine ne sont pas assez mis en lumière et restent sous-estimés, c’est notamment du fait des intérêts commerciaux de certaines grandes banques. »
« Aujourd’hui, les marchés et le secteur financier ne tiennent pas suffisamment compte des risques géopolitiques », affirme d’emblée Jan Longeval. « L’attention portée à l’ESG est considérable et, s’il est vrai que ces facteurs sont importants car ils constituent des paramètres de risque évidents, il semblerait qu’ils supplantent quasiment tout le reste. Ma messagerie déborde d’invitations à des webinaires, séminaires et publications autour de l’ESG. Pratiquement tous les gestionnaires d’actifs se prétendent les plus durables qui soient. L’on tombe dans les extrêmes. Dans notre nouvelle réalité bipolaire, avec l’Occident et ses alliés d’une part contre la Chine, la Russie et leurs alliés d’autre part, il conviendrait d’ajouter à l’ESG un facteur de risque supplémentaire. D’où mon plaidoyer en faveur d’un ESG². »
Jan Longeval explique son choix de mettre le G au carré. « Outre la gouvernance, il faudrait ajouter la géopolitique. Au cours des 70 dernières années, la géopolitique a eu, à vrai dire, peu d’influence sur les marchés financiers. Nous avons tous été un peu endormis par le fait que, somme toute, la plupart des conflits aient plutôt été régionaux. Le secteur financier préférait s’intéresser aux paramètres économiques et au comportement des banques centrales. Si ce désintérêt du monde financier pour la géopolitique se justifiait, d’une certaine manière, par la protection offerte par la Pax Americana, qui étouffait dans l’œuf toute progression de conflit, cette protection est aujourd’hui mise à mal. On ne peut pas continuer à rouler sur l’autoroute en ne regardant que dans le rétroviseur. »
La Chine
« Une récente étude de la Banque centrale européenne, très intéressante, a quantifié l’impact de la guerre en Ukraine sur les performances des différents marchés boursiers en incluant une variable : la distance entre chaque capitale et Kiev. Dans les deux semaines qui ont suivi le début du conflit, la corrélation était évidente. L’invasion de l’Ukraine a donc réellement changé la donne en matière géopolitique. Mais l’exposition à la Chine, elle aussi, est aujourd’hui un risque géopolitique réel. Pensons aux tensions croissantes entre l’Amérique et la Chine et les provocations chinoises en mer de Chine méridionale, mais aussi, naturellement, à l’annexion ou au blocus potentiels de Taïwan, comme en témoignent les exercices militaires chinois menés cette semaine autour de Taïwan. »
« L’une des raisons pour lesquelles ces tensions ne sont pas encore assez mises en lumière dans le secteur financier est que certaines grandes banques ont d’importants intérêts commerciaux en Chine. En d’autres termes, elles doivent faire très attention à ce qu’elles écrivent sur le pays dans leurs publications. La Chine se classe en 172e place sur un total de 180 pays en matière de liberté de la presse, soit quatre places seulement au-dessus de la Corée du Nord. Se montrer trop critique à l’égard du régime chinois peut coûter cher aux banques, qui sont donc confrontées à un potentiel conflit d’intérêts. Elles considèrent à tort comme nuls certains risques, notamment l’annexion de Taïwan. »
« Je n’entends pas par-là que l’annexion de Taïwan soit probable, mais ce risque est sous-estimé. Il faut se méfier d’une attitude aussi nonchalante. De nombreux analystes avaient également sous-estimé la possibilité d’une invasion de l’Ukraine. En Occident, nous avons tendances à regarder les choses à travers le prisme occidental, en suivant une logique économique. Mais dans certains pays non occidentaux, les pays autocratiques en particulier, c’est souvent la logique politique qui domine. L’ESG alerte sur le risque d’immobilisation d’actifs dans le cadre de la transition énergétique, tandis que l’ESG² met l’accent sur le risque d’immobilisation d’actifs dans le cadre de la transition géopolitique. »
Screening
Dans la nouvelle réalité, la géopolitique est devenue un facteur de risque réel que les investisseurs doivent prendre en compte en sélectionnant les portefeuilles, selon Jan Longeval. « C’est très bien de procéder à un screening ESG traditionnel de votre portefeuille d’investissement ; c’est à cela que le secteur consacre aujourd’hui le plus d’énergie. Mais il convient également d’examiner les risques géopolitiques pour les entreprises, secteurs et pays. Cela s’applique à tous les niveaux. Certaines entreprises réalisent une importante part de leur chiffre d’affaires en Chine, comme le fabricant de puces Qualcomm, ou s’approvisionnent en grande partie dans ce pays ; près de 75 % des produits vendus dans les magasins Walmart proviennent de Chine. »
« Et puis, il y a des entreprises qui dépendent de la Chine pour leur production comme pour leurs ventes. Je pense spontanément à Apple, et donc également à Berkshire Hathaway. Cette entreprise détient une position de 165 milliards de dollars dans Apple, soit environ 40 % de son portefeuille coté en Bourse. Si le conflit entre la Chine et Taïwan venait à s’intensifier et que l’Occident voulait riposter durement, comme il l’a fait avec la Russie, ces entreprises seraient confrontées à un immense problème. Environ 90 % des iPhone sont fabriqués en Chine, tout comme la plupart du matériel d’Apple. Délocaliser la production de l’entreprise lui prendrait plus de dix ans. »
« La liste de ces entreprises est très longue. La Chine et le reste du monde entretiennent de fortes interdépendances : 32 % de la production industrielle mondiale a lieu en Chine, quoique cette proportion soit aujourd’hui en baisse du fait des risques géopolitiques. »
Des couvertures contre les risques
Selon Jan Longeval, il n’est néanmoins pas nécessaire de laisser les risques géopolitiques être l’influence majeure de décisions d’investissement. « La situation actuelle n’est pas si exceptionnelle dans une perspective historique plus longue, ainsi que le montre l’indice de risque géopolitique. Pendant la Première et la Seconde Guerres mondiales, cet indice était bien évidemment extrêmement élevé. Aujourd’hui, bien qu’il soit en hausse, il n’a pas encore atteint les niveaux record de ces périodes mouvementées. En outre, plus on remonte dans le temps, plus les risques géopolitiques sont élevés. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale incluse, un état de guerre permanent était, pour le monde, un état naturel. »
« On oublie parfois que la Pax Americana est un fait historique tout à fait exceptionnel dans l’histoire de l’humanité. Si nous ne retournerons pas à ces habitudes barbares du passé, ce second G doit néanmoins devenir un élément structurel de notre façon de considérer les portefeuilles. Penser que la paix sera bientôt rétablie me paraît être une attitude naïve. »
« Il me semble donc judicieux, lorsqu’on compose des portefeuilles d’investissement, de ne pas les surexposer aux risques géopolitiques, mais de laisser davantage de place à l’allocation d’actifs qui couvrent les risques géopolitiques, comme l’or ou les obligations d’État américaines. Il existe par ailleurs un lien très fort entre guerre et inflation. Tous les actifs liés à l’inflation, tels que les obligations indexées sur l’inflation et les matières premières, constituent donc eux aussi une bonne couverture et méritent une place au sein d’un portefeuille d’investissement bien diversifié. »
Jan Longeval interviendra lors du Portfolio Day d’Investment Officer
Venez écouter Jan Longeval lors du Portfolio Day d’Investment Officer, placé sous le thème : « 2024, une année charnière ».
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