
Il y a exactement six mois que Roelof Salomons a eu la chance de devenir stratégiste en chef chez Blackrock aux Pays-Bas. Selon lui, nous nous trouvons à un moment charnière. Les flux de capitaux changent de direction, ce qui génère d’énormes possibilités pour les investisseurs en Europe.
À la fin de l’année dernière, M. Salomons déclarait encore que les actions américaines continueraient de présenter les meilleures opportunités en 2025 ; les obligations des entreprises européennes étaient également sous son radar. Quelques mois plus tard, la donne a changé, explique l’expert de Blackrock à Investment Officer. « Normalement, nous envoyons deux fois par semaine une note interne sur les derniers développements des marchés financiers. Ces derniers mois, cette fréquence est passée à quatre, voire cinq fois par semaine. » Les contacts avec les clients sont aussi plus nombreux. « Ces dernières semaines, j’ai mené autant de discussions qu’en plusieurs mois d’habitude. »
Ce sont surtout les développements en Europe qui s’enchaînent à un rythme soutenu. « Je n’ai jamais vu l’Europe agir de manière aussi rapide et résolue les 50 dernières années », déclare M. Salomons, qui parle de Zeitenwende ou tournant historique. « Le fait que l’Allemagne soit disposée à s’endetter davantage, que des plans d’investissement soient établis pour la défense et les infrastructures et que les pays européens se rapprochent sont autant d’étapes importantes, qui ont encore plus d’implications et de conséquences que tout ce que nous avons déjà vu les deux derniers mois. »
Le rapport Draghi demeure d’actualité
Les mesures adoptées par Bruxelles ont entraîné une réévaluation des actions européennes. M. Salomons constate que la décote des actions européennes par rapport à leurs homologues américaines est passée en quelques mois de 40 %, fin 2024, à 30 %, aujourd’hui. Il se pourrait que cela ne soit qu’un début, selon le stratégiste de Blackrock, qui concède toutefois que les problèmes structurels de l’Europe ne sont pas subitement résolus.
De nombreux points du rapport Draghi doivent ainsi encore être mis en œuvre et les entreprises européennes souffrent d’une concurrence accrue. M. Salomons estime qu’il faut s’attaquer à ces problèmes, pour que le redressement amorcé il y a peu par l’Europe puisse se poursuivre. « À tout le moins, il y a des raisons concrètes de penser que les choses vont vraiment changer. »
Cela fait plusieurs semaines que Blackrock a cessé d’avoir une opinion négative concernant les actions européennes, au profit d’une vision neutre.
M. Salomons préfère en revanche ne pas investir dans les obligations d’État européennes, notamment en raison des énormes besoins de financement et du fait que la BCE arrive probablement au terme de son cycle d’abaissement des taux – même si cela dépendra de l’impact des droits de douane. Si l’on ajoute à cela une croissance plus faible en Europe et une inflation légèrement supérieure du côté de la demande, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les taux d’intérêt demeurent plus élevés que prévu. « C’est ce qui explique que nous ne soyons plus positifs vis-à-vis des obligations d’État européennes. »
Des fissures dans l’exceptionnalisme américain
Selon lui, ce qui joue indirectement en faveur des marchés boursiers européens, ce sont les inquiétudes du marché quant au fait que les politiques actuelles du président Donald Trump puissent provoquer des fissures, notamment dans l’exceptionnalisme américain. « Depuis que les Chinois ont sorti Deepseek, qui rend l’adoption de l’IA moins coûteuse et plus facile, les opérateurs sont nombreux à se demander si la technologie américaine est vraiment aussi exceptionnelle qu’on le croyait. »
Selon M. Salomons, les politiques de M. Trump ne dissuadent pas encore les entreprises d’investir aux États-Unis. Il rappelle notamment à cet égard les récents plans d’investissement de 100 milliards de dollars de TSMC. « Les entreprises n’adaptent pas encore leur politique, ce qui me semble une bonne chose. En fin de compte, il est important d’avoir un gouvernement fiable et stable à long terme pour maintenir le cycle économique à flot et garantir les flux de capitaux. »
Beaucoup d’incertitudes
Cela dit, l’expert de Blackrock estime que bon nombre d’incertitudes pèsent sur le marché. « Les investisseurs ne doivent pas sous-estimer ce phénomène », déclare-t-il, ajoutant que l’incertitude ne se reflète pas seulement dans l’indice VIX, mais aussi dans les doutes au niveau commercial, qui n’avaient jamais été aussi importants. « Cela a certainement un effet sur la psyché du CFO qui doit prendre des décisions maintenant, pour les prochaines années, et reporte potentiellement des investissements. Plus l’incertitude concernant les mesures politiques se prolonge, plus l’incidence sur l’économie mondiale finira par être importante. »
Comment faire face à cette incertitude en tant qu’investisseur ? Selon M. Salomons, il est surtout important de bien diversifier son portefeuille d’investissement. « Si 60 % du monde mise sur les actions américaines, on ne peut plus vraiment parler de diversification. » La semaine dernière, Blackrock a ramené la surpondération des actions américaines à une position neutre.
M. Salomons est cependant d’avis que les investisseurs affichant un horizon de placement long seront toujours récompensés pour leur prise de risque. À court terme, il est toutefois conseillé d’éviter les positions risquées. « Les investisseurs à court terme vont devoir attendre une diminution significative des incertitudes pour revenir sur les marchés. Ce n’est pas le moment de jouer les héros. »
La riposte
Une partie des incertitudes actuelle est liée aux droits d’importation américains, qui se situent globalement dans une fourchette de 10 à 25 %. « Cette fourchette est assez large et on ne sait toujours pas à quel niveau les droits de douane seront fixés. » La riposte des différents pays ciblés est également très incertaine. « La Chine a frappé fort lundi et mercredi, mais l’Europe n’a pas encore réagi. »
Pour Roelof Salomons, les investisseurs ayant un horizon à long terme peuvent se projeter au-delà de l’incertitude actuelle. « En Europe, on constate que la croissance s’accélère et que d’importants investissements ont été annoncés. Les premières opportunités se présenteront dans les pays et les régions où la politique intérieure peut tempérer les effets des incertitudes planétaires. »
Selon l’expert de Blackrock, il est important d’accroître la diversification, non seulement entre les régions, mais aussi entre les catégories d’actifs. Dans cette optique, il estime que l’attrait actuel des marchés privés se maintiendra pendant un certain temps. « Les gouvernements ont des dettes énormes et ne peuvent pas tout financer. Une part considérable de la transition énergétique devra donc être financée par des investisseurs. C’est la raison pour laquelle il est important que le marché puisse faire son travail et qu’il n’y ait pas trop d’interférences des pouvoirs publics. »
Compte tenu des évolutions récentes, il est donc conseillé de réduire le risque pour le moment et de faire preuve de prudence jusqu’à ce que l’on y voie plus clair. « Concrètement, cela implique de réduire la part d’actions et d’augmenter celle des liquidités », conclut Roelof Salomons.