Le mois dernier, les marchés obligataires ont été le théâtre d’une vente massive et le taux des obligations souveraines a enregistré une forte augmentation à l’échelle mondiale. Le taux américain à 10 ans s’élève à 4,7 %, c’est-à-dire son niveau le plus élevé depuis 2007. Keith Wade, économiste en chef chez Schroders, analyse les conséquences de la hausse des taux d’intérêt et se demande si l’économie va « craquer ».
Pour Keith Wade, la hausse des taux d’intérêt n’est pas liée à des craintes accrues concernant l’inflation. Au contraire, l’évolution récente de l’inflation est encourageante puisque l’IPC est en baisse et que l’on constate une lente diminution de l’inflation sous-jacente. Bien que les banques centrales estiment que l’inflation est encore trop élevée, les perspectives ne se sont pas détériorées au cours du mois écoulé. Keith Wade considère que la hausse des taux d’intérêt est principalement due à la hausse du taux d’intérêt réel, c’est-à-dire au niveau du taux d’intérêt attendu par le marché après ajustement pour tenir compte de l’inflation.
Il n’est pas simple d’en déterminer la cause exacte compte tenu du grand nombre de facteurs qu’englobe la mesure du taux d’intérêt réel. Deux facteurs semblent néanmoins importants à ce stade.
Le premier est la reconnaissance du fait que les taux directeurs ont suivi une trajectoire plus élevée que prévu par les marchés. La vigueur persistante de l’économie américaine et l’abandon des prévisions de récession ont conduit la Fed à maintenir les taux élevés plus longtemps que prévu afin de refroidir l’économie. Mais cette explication a ses limites, car l’impact du taux directeur diminue à mesure qu’il se déplace le long de la courbe des taux. L’une des principales caractéristiques de la récente vente massive est que la courbe des taux s’est accentuée, les taux longs ayant connu une hausse plus marquée que les taux courts.
Le deuxième facteur semble être le reflet des inquiétudes concernant le niveau de la dette publique et l’émission accrue d’obligations.. Les emprunts d’État ont augmenté durant la pandémie pour diminuer ensuite avec la reprise économique. Mais la dette publique n’a pas encore retrouvé son niveau d’avant la pandémie et restera, d’après les prévisions, supérieure à 100 % du PIB pour les pays du G20 dans un futur proche. L’inquiétude a continué à croître en raison de la forte augmentation du déficit budgétaire américain, malgré un faible taux de chômage. Normalement, un faible taux de chômage va de pair avec un faible déficit budgétaire, voire un excédent. Aujourd’hui, le déficit budgétaire représente environ 7 % du PIB, alors que le taux de chômage n’est que de 3,8 %. Cela suggère que le déficit sous-jacent ou corrigé des variations conjoncturelles pourrait atteindre 8 ou 9 % du PIB, c’est-à-dire un niveau proche de celui atteint au lendemain de la crise financière mondiale lorsque le taux de chômage était de 10 %.
Outre le déficit budgétaire, l’offre d’obligations va augmenter du fait de la réduction du bilan de la Fed qui accélère le démantèlement de son programme d’assouplissement quantitatif. Selon Keith Wade, cela représente pour l’année prochaine une baisse de 780 milliards de dollars de la demande d’obligations. D‘après lui, si l’on combine ce chiffre à celui du déficit budgétaire, les investisseurs devront, l’année prochaine, acheter des obligations d’État à hauteur d’un montant net de 2.730 milliards de dollars, soit environ 10 % du PIB et 50 % de plus que l’an passé. Ces évolutions de l’offre sur les marchés obligataires font augmenter le rendement attendu par les investisseurs pour détenir des actifs à long terme, ce que l’on appelle la prime de terme.
Incidence sur l’économie
La hausse du rendement des obligations d’État a fait grimper les taux d’intérêt sur le marché du crédit et sur le marché hypothécaire, entraînant un resserrement des conditions financières. De ce point de vue, les marchés font en fait le travail de la Fed. Les difficultés qui pèsent sur la croissance du PIB durant les prochains mois gagneront en intensité à mesure que les effets de la hausse des taux d’intérêt du marché se répercuteront sur l’économie. En termes de croissance, cela freinera d’un point la croissance du PIB réel en 2024. Ce ralentissement est dû en grande partie à l’augmentation des écarts de crédit, à la hausse des taux hypothécaires et à la force du billet vert.
Tout cela doit bien sûr être vu dans le contexte de la vigueur persistante de l’économie et d’autres forces, telles que la hausse des prix du pétrole à la suite des récents événements tragiques au Moyen-Orient. Certains signes indiquent néanmoins que la hausse des coûts d’emprunt pèse sur les consommateurs et les petites entreprises. D’une manière générale, la hausse des taux obligataires conforte Schroders dans son idée que la croissance va ralentir aux États-Unis et dans le reste du monde et que la Fed ne resserrera pas davantage sa politique au cours du cycle en cours.
L’économie est-elle en train de craquer ?
Les hausses substantielles des coûts d’emprunt conduisent souvent à se demander si quelque chose ne va pas craquer dans l’économie et déclencher une crise plus importante. Il est clair que les détenteurs d’obligations ont subi des pertes importantes, ce qui pourrait nécessiter d’attirer des capitaux. Plus généralement, les banques, qui achètent beaucoup d’obligations, ont subi des pertes en dépit du fait que la crise du début de l’année ne se soit pas répétée aux États-Unis. Cela peut s’expliquer par le soutien continu apporté aux banques par la Fed, dont les mesures ont contribué à restaurer la confiance dans le secteur.
Les taux d’intérêt plus élevés vont accroître la pression sur l’immobilier commercial, mais il ne s’agit pas d’un problème nouveau étant donné les problèmes structurels auxquels le secteur est confronté depuis la fin de la pandémie. Après un certain temps, on risque d’assister à d’importants défauts de paiement si les emprunteurs constatent qu’ils n’ont pas les moyens de refinancer leur dette, ce qui veut dire que le mur des échéances sur les marchés obligataires sera encore plus imposant en 2024. À ce stade, la hausse des rendements obligataires constitue, de toute évidence, une contrainte qui pèsera sur la politique fiscale et la capacité des gouvernements à réduire les impôts ou à augmenter les dépenses.
La combinaison d’une dette post-pandémique plus élevée et de taux d’intérêt plus élevés implique que la charge d’intérêt absorbera une part accrue des dépenses gouvernementales. La marge de manœuvre des gouvernements s’en trouvera réduite, ce qui limitera leur capacité à stimuler l’activité à l’avenir tout en augmentant le risque de baisse de la croissance.
Pour plus d’informations
- What does the rise in bond yields mean for the economy? de Keith Wade, économiste en chef chez Schroders.
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