Pour Investment Officer, l’expert Jan Vergote se penche cette semaine sur les « dot plots » de la Fed, un diagramme à points sur la base duquel il dresse un état des lieux de la situation actuelle de l’économie, de l’inflation et des marchés.
1. États-Unis
Lors d’une de mes séances de jogging, j’ai remarqué une voiture d’un établissement de soins arborant la devise « All dots matter » (tous les points sont importants). La similitude avec les marchés financiers n’aurait pu être plus frappante. Alors qu’en juin, seuls cinq des dix-huit membres de la Réserve fédérale américaine prévoyaient un taux d’intérêt à court terme supérieur à 4 % d’ici 2025, ils étaient soudain huit en septembre.
Que nous apprennent leurs « dot plots(*) » ? La Fed anticipe une économie plus robuste et des taux d’intérêt plus élevés qu’en juin. La prévision d’inflation médiane contredit la bonne nouvelle concernant la tendance de l’inflation de base. La Fed revoit la croissance de l’économie américaine à la hausse et le chômage, à la baisse.
À la mi-octobre, nous avons également reçu les derniers chiffres de l’inflation de base (4,1 % en glissement annuel, mais toujours 0,3 % en glissement mensuel), plus élevés que prévu. La composante des loyers, en particulier, attirait l’attention, avec une augmentation de 0,6 % en glissement mensuel. De plus, le marché du travail restait vigoureux (+336 000 emplois en septembre, soit près du double de ce qui était attendu) et les ventes au détail témoignaient d’une solide progression (+0,7 % en septembre). Tous ces éléments indiquent une économie en croissance, et non en récession.
Le Bureau of Economic Analysis prévoit une croissance de 4,1 % pour l’économie américaine au troisième trimestre (en glissement annuel et sur la base d’un sondage de Reuters). Le gestionnaire de fonds Pimco parle même de 5 %, se référant aux ventes au détail robustes pour justifier la révision à la hausse.
La barrière des taux d’intérêt n’était donc soudain plus un obstacle. De nombreux gestionnaires de fonds ont été pris de court, en particulier ceux qui avaient récemment allongé la duration de leurs obligations ces derniers mois et devaient donc réajuster leurs attentes. Le signal donné par les dot plots, « des taux élevés pendant encore longtemps », n’a pas laissé les marchés indifférents : le message de la Fed est soudain devenu très concret. Aujourd’hui, les marchés évaluent la probabilité d’une dernière hausse des taux d’intérêt cette année à environ 50 %.
La forte demande de financement du Trésor américain commence également à se faire sentir sur les marchés. L’offre plus importante d’obligations d’État sur le marché (on table sur un déficit budgétaire de 2000 milliards de dollars, soit 8,6 %), combinée au récent abaissement de la notation de Fitch, a renforcé l’effet haussier sur les taux à 10 ans : un taux de 5 % sera-t-il la nouvelle réalité ? Le mouvement haussier des taux d’intérêt à long terme est donc également une conséquence du changement structurel de l’offre, et dès lors pas seulement une question d’inflation et d’action de la banque centrale.
La Fed compte donc un facteur de plus dans sa tentative de freinage. L’impact sur le marché immobilier en est un bon exemple : avec un taux hypothécaire de 8 % sur 30 ans, il n’est pas étonnant que ce marché se mette à stagner. Philip Jefferson, le vice-président de la Fed, a immédiatement affirmé que la forte hausse des taux d’intérêt pourrait contribuer à éviter la nécessité de nouveaux tours de vis.
Parmi les autres facteurs à prendre en compte figurent les ventes d’obligations américaines par des banques centrales étrangères, comme la Chine et le Japon.
La banque centrale surveille également de près la croissance des salaires, qu’elle voit heureusement se modérer. Elle souligne également le fait que les secteurs qui ont connu récemment une forte croissance de l’emploi sont précisément ceux qui ont été les plus durement touchés par la pandémie de Covid-19 (éducation, santé, loisirs, etc.). Cela suffit à certains économistes pour plaider en faveur d’un arrêt des hausses de taux d’intérêt. De plus, l’impact de la composante logement dans l’inflation de base peut également être interprété différemment : l’indice des loyers de Zillow est tombé à 3,2 % en septembre (contre 7,2 % pour la composante loyers de l’inflation de base).
Stefan Gerlach, économiste en chef chez EFG Bank à Zurich et ancien gouverneur adjoint de la Banque centrale d’Irlande, met en garde contre la tentation de prendre pour argent comptant la rhétorique des taux élevés pour longtemps. Selon lui, l’histoire nous enseigne que des revirements peuvent se produire assez soudainement et renverser les prémisses. Capital Economics insiste sur la perspective d’une baisse des taux d’intérêt en raison d’une croissance décevante et d’une inflation plus faible que prévu.
Dans l’intervalle, nous observons les répercussions sur les marchés financiers. Les obligations à haut rendement ont fortement perdu de leur valeur : alors que le taux d’intérêt était encore de 7,5 % début février (ICE BofA US HY Effective Yield), il est aujourd’hui de 9,4 %. Si la guerre à Gaza ne dégénère pas, il peut être judicieux d’envisager des achats échelonnés. Une évolution plus marquée est observée dans la partie la plus extrême du marché du haut rendement (CCC et inférieur), où le taux d’intérêt a grimpé jusqu’à 18 %. Mais le marché du capital-investissement fait également parler de lui. Carlyle Group avertit que la hausse des taux d’intérêt a considérablement réduit la couverture des intérêts au sein de l’univers du capital-investissement, une mesure de leur capacité à rembourser leurs dettes à partir de leurs bénéfices opérationnels.
Bien entendu, la guerre à Gaza suscite des préoccupations. Jerome Powell, le président de la Fed, a déclaré la semaine dernière que la guerre comportait des risques importants pour l’activité économique mondiale. Le prix de l’or a réagi en conséquence, grimpant à près de 2000 dollars l’once troy. Malgré la hausse des taux d’intérêt réels (généralement corrélés négativement avec le prix de l’or), le cours de l’or s’est maintenu au cours des derniers mois. Il y a donc des acteurs qui continuent d’investir dans l’or, comme les banquiers centraux de Russie et de Chine.
Martin Wolf, économiste en chef au Financial Times, a évoqué par le passé certains risques qui pourraient conduire à un krach boursier. J’en citerai deux : l’hyperinflation et une guerre paralysant de grandes parties de l’appareil de production. Aujourd’hui, je pense qu’il ne faut parler ni d’hyperinflation ni de nouvelle guerre mondiale. Cependant, une escalade au Moyen-Orient ne laissera naturellement pas les marchés indifférents. Je ne me souviens que trop bien des attentats contre les Twin Towers aux États-Unis. Dans de nombreuses banques, certains avaient l’impression que la troisième guerre mondiale avait éclaté. Les autorités boursières avaient même décidé de fermer la Bourse pendant plusieurs jours. Les transactions n’ont repris à Wall Street que six jours plus tard et, un mois plus tard, les pertes avaient déjà été effacées.
Les mois à venir s’annoncent passionnants. Après la récente publication de résultats meilleurs que prévu, le S&P 500 se négocie à un ratio cours/bénéfice prévisionnel de 16,5, légèrement supérieur à sa moyenne des 40 dernières années. Le ratio PEG (ratio cours/bénéfice divisé par la croissance des bénéfices) a fortement chuté pour tomber à 1,3, après avoir culminé à 1,9 il y a quelques mois. Les bénéfices attendus étaient au rendez-vous. Il reste maintenant à voir comment ils évolueront dans le futur. Il est essentiel de continuer à surveiller les taux d’intérêt, car ils deviennent un concurrent sérieux. Avec un rendement boursier de 5 % (sur la base d’un ratio cours-bénéfice suiveur de 20) et un taux d’intérêt à 10 ans de 5 % (le 23/10), ils se chevauchent littéralement.
Source : FOMC September 2023 Summary of Economic Projections.
2. Europe
L’Allemagne n’est plus la locomotive de l’Europe ; le FMI juge même qu’il s’agit de la grande économie la moins performante de l’année. Oxford Economics souligne la baisse des exportations et prévoit une réduction de la croissance de 0,4 % entre le deuxième et le troisième trimestre. L’Allemagne est clairement victime de ses succès passés : une industrie (qui a bénéficié de nombreuses années d’énergie bon marché) et des exportations fortement axées sur la Chine, qui traverse actuellement une période difficile. En dépit d’une forte croissance salariale selon les normes allemandes, la consommation (en baisse de 1,2 % en août) accentue également le ralentissement. Ce malaise se traduira bientôt par un reflux de l’inflation : UBS parle d’une baisse à 3,3 % d’ici la fin du mois d’octobre, avec des conséquences similaires dans la zone euro.
En Europe, les taux d’intérêt plus élevés ont déjà un effet inhibiteur significatif. Un exemple concret dans la zone euro : sur l’ensemble des prêts hypothécaires en cours en Espagne (5,5 millions), 75 % sont aujourd’hui assortis d’un taux d’intérêt variable. Cela signifie que plus de 4 millions de ménages doivent supporter des mensualités plus lourdes. Hors de l’UEM aussi, et plus spécifiquement au Royaume-Uni, 1,5 million de ménages seront affectés par des mensualités plus élevées. Rappelons que la Banque d’Angleterre a porté le taux d’intérêt à court terme à 5,25 % et que les taux hypothécaires sont très souvent variables.
Pour mémoire, ajoutons que l’inflation de base dans la zone euro s’élevait à 4,5 % à la fin du mois de septembre, soit toujours plus du double de l’objectif de 2 % de la BCE. Nous sommes impatients de connaître la décision de notre banque centrale jeudi. Klaas Knot, gouverneur de la banque centrale néerlandaise et membre du camp des faucons, a-t-il déjà tiré un coup de semonce en déclarant qu’il n’était pas à l’aise avec la politique actuelle en matière de taux d’intérêt ? Les récents chiffres allemands, combinés à la guerre à Gaza, ne laisseront pas notre banque centrale indifférente non plus.
L’Europe est le théâtre de plusieurs batailles : la guerre à Gaza et en Ukraine, avec des répercussions sur les prix de l’énergie, la guerre des subventions avec les États-Unis, la faible croissance chinoise, les taux d’intérêt élevés par rapport à sa faible croissance … avec un effondrement brutal de nombreuses cotations boursières à la clé. Certaines Bourses ont fortement chuté et offrent progressivement des opportunités d’achat attrayantes. Le marché allemand, en plein marasme aujourd’hui, affiche un ratio cours/bénéfice prévisionnel de 10. Une reprise de la croissance est attendue pour l’année prochaine. D’autres Bourses commencent à se négocier à des valorisations très basses (Italie, Espagne, France, …). Avec un ratio cours/bénéfice prévisionnel de 10, le Royaume-Uni figure également parmi les marchés les moins chers d’Europe.
3. Japon
Dans des articles précédents, nous avons déjà évoqué les appels à la réforme de la gouvernance d’entreprise et de la valorisation des actions dans le secteur des entreprises japonaises. Récemment, une étape supplémentaire a été franchie avec l’introduction d’un régime de « name and shame » : le Japan Exchange Group (JPX), qui contrôle les Bourses de Tokyo et d’Osaka, souhaite publier les noms des entreprises qui contribuent ou non à la création de valeur. Il s’agit notamment de l’amélioration du coût du capital, des normes de gouvernance et des engagements envers les actionnaires. Hiromi Yamaji, le CEO de JPX, a déclaré que la moitié des entreprises de l’indice principal (JPX Prime, qui regroupe les plus grandes entreprises) affichent un ratio cours/valeur comptable inférieur à un. La politique du name and shame augmentera fortement la pression autour de l’administration des entreprises, dans l’espoir d’ainsi accélérer les réformes.
Avec un ratio cours/bénéfice prévisionnel de 14, cette Bourse se situe à un niveau moyen par rapport aux dernières années.
4. Chine
La Chine connaît une situation catastrophique, qui en a surpris plus d’un après la réouverture du pays post-pandémie. Le témoignage de Charles Beauduin dans De Tijd ce week-end était on ne peut plus clair : « Nous nous sommes complètement trompés sur la reprise chinoise », a déclaré le co-CEO de Barco.
Il y a donc eu un léger soulagement lorsque les chiffres de croissance du troisième trimestre se sont révélés légèrement meilleurs que prévu la semaine dernière, à savoir une croissance de 4,9 % en glissement annuel, contre une prévision de 4,5 %. Il ne faut toutefois pas sous-estimer la lenteur de la croissance. Les ventes de voitures électriques et l’impact sur les matières premières des batteries en sont un exemple. Alors que les ventes avaient encore doublé au cours des neuf premiers mois de l’année 2022, elles sont retombées à 25 % cette année. Par conséquent, on s’attend à une solide vague de consolidation, 80 % des marques actuelles de voitures électriques étant appelées à disparaître.
Il n’est dès lors pas surprenant que les constructeurs automobiles allemands aient peur de voir des voitures électriques chinoises inonder notre marché. L’aspect positif de la baisse des ventes est la forte baisse des prix des matières premières associées, comme le lithium, le cobalt, le cuivre, etc.
Entre-temps, la Chine tente d’apaiser le marché. En proposant de créer un fonds de stabilisation pour les actions chinoises, elle espère soutenir le marché et éviter une fuite des capitaux. Les premiers achats d’actions de grandes banques auraient déjà eu lieu. En Chine, on avance à petits pas. Chaque petit geste compte.
Certains font une croix sur l’économie chinoise, mais je pense qu’il est trop tôt pour cela. Le pays connaît encore une croissance de 4 à 5 %. L’argument du déclin démographique n’est pas non plus totalement pertinent, le taux de chômage élevé chez les jeunes en est la preuve. Le professeur Khairy Tourk prévoit que la population passera de 1,43 milliard en 2022 à 1,31 milliard en 2050, soit une baisse d’à peine 8 %. Il ajoute que la corrélation entre démocratie et modernisation est pour le moins ténue. L’influence de l’Occident sur sa croissance ne doit pas être surestimée. En 2021, les échanges avec l’Asie ont dépassé ceux avec l’Occident et l’initiative de la nouvelle route de la soie couvre les deux tiers de la population mondiale. La plupart des participants se trouvent en Asie et en Afrique, où la croissance de la classe moyenne est la plus rapide.
Le professeur Masazumi Wakatabe, de l’université de Waseda (ancien gouverneur adjoint de la Banque du Japon) identifie pas moins de cinq chantiers majeurs : une restructuration de la dette (privée et des administrations locales), des mesures de relance coordonnées, larges et soutenues (par exemple, fiscales et monétaires), un recentrage sur les secteurs de croissance (avec un assouplissement des nombreuses réglementations et restrictions), l’abandon des approches économiques non orthodoxes et, enfin, la volonté politique de mettre tout cela en œuvre avec persévérance. Quand on veut, on peut…. Martin Wolf, l’économiste en chef du FT, estime d’ailleurs que ces chantiers sont réalisables, et les soutient, dans un article éloquent publié le 19 septembre et intitulé We shouldn’t call peak China just yet.
La Chine se trouve à un moment décisif de son histoire. Le temps nous dira ce que l’avenir lui réserve. La Bourse chinoise se négocie à un rapport cours/bénéfice de 9,6.
5. Conclusion
Nonobstant tout ce qui précède, tout n’est pas si sombre. L’OCDE a récemment souligné que l’emploi atteignait des niveaux record dans les économies avancées, malgré une inflation et des taux d’intérêt élevés. « Resilience remains the name of the game » (la résilience reste importante), écrivait Pantheon Macroeconomics lorsque la zone euro avait connu un phénomène similaire. Le FMI maintient également ses prévisions d’un atterrissage en douceur avec une inflation en baisse et souligne la vigueur du marché de l’emploi dans de nombreux pays occidentaux, sans que ne se forme pour autant une spirale salaires-prix. Il n’est dès lors pas surprenant que
l’économiste en chef du FMI plaide en faveur du maintien d’une politique monétaire stricte aux États-Unis. Selon lui, le prix d’un relâchement trop précoce pourrait être plus élevé que celui d’une politique légèrement plus stricte, en particulier avec une économie qui continue à surprendre positivement. Oxford Economics le formule en ces termes : « un retour à la normale après une reprise post-pandémique excessive, plutôt qu’un ralentissement significatif du marché du travail. Cela nécessite des taux d’intérêt élevés pendant une période prolongée. »
Pour autant, nous ne devons pas ignorer les risques. Les taux d’intérêt élevés dans le monde occidental se feront sentir dans les mois à venir, tant chez les consommateurs que chez les entreprises. Les guerres, en particulier celle à Gaza, pourraient s’intensifier, avec un impact négatif sur les prix du pétrole et du gaz. De plus, a croissance chinoise reste faible et la crise immobilière persiste dans l’empire du Milieu. Il faut également tenir compte du quasi-épuisement de l’épargne excédentaire aux États-Unis, qui oblige les consommateurs à réduire leurs dépenses. Pour conclure, il y a suffisamment de raisons de rester prudent sur le marché des actions pour le moment.
(*) Le « dot plot » est un diagramme qui représente des informations à l’aide de points pour illustrer la dispersion d’un indicateur dans le temps. Le comité de politique monétaire (FOMC) de la Fed utilise cette méthode pour représenter les anticipations concernant les futures hausses ou baisses des taux d’intérêt.
Jan Vergote est consultant et analyste financier indépendant.