Jan Vergote
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Je me suis beaucoup intéressé à l’Inde la semaine dernière, pour trois raisons. J’ai relu le livre Geopolitical Alpha de Marko Papic, publié en 2020, dans lequel il déconseille d’investir dans les actions indiennes. Ensuite, j’ai vu le Premier ministre Narendra Modi faire campagne pour sa réélection en mettant en avant les progrès économiques réalisés sous son mandat. L’Inde est en pleine période électorale et une grande partie des 1,4 milliard d’habitants se rendra aux urnes dans les semaines à venir. Et enfin, j’ai vu que l’indice boursier MSCI India avait plus que doublé en cinq ans.

Quelle est la raison du sentiment positif des investisseurs à l’égard de l’Inde, et quels sont les arguments de Marko Papic pour conseiller aux investisseurs d’éviter ce pays ? Que doivent faire les investisseurs face à ce pays émergent ?

Croissance économique et augmentation de la prospérité

Comme beaucoup d’autres marchés boursiers, la Bourse indienne a surfé ces dernières années sur la vague de l’argent bon marché. La banque centrale, la Reserve Bank of India, a maintenu ses taux d’intérêt à court terme à 4 % de mai 2020 à mai 2022. Pour rappel, les taux étaient encore de 6,5 % au 1er août 2018, ce qui a permis aux entreprises cotées de profiter d’une baisse du coût du capital. À partir de mai 2022, la banque centrale indienne a progressivement relevé ses taux d’intérêt pour les porter à 6,5 % aujourd’hui.

L’essor du marché boursier a été largement étayé par divers secteurs. Dans l’indice MSCI India, le secteur bancaire pèse le plus lourd avec 25 %, tandis que les technologies de l’information et les biens de consommation durables représentent respectivement 12 et 13 %. La répartition des secteurs est assez équilibrée, sans extrêmes comme aux États-Unis, où la technologie occupe une place prépondérante. 

L’Inde a enregistré un taux de croissance (composé) de pas moins de 5,6 % entre 2014 et 2022. À titre de comparaison, 14 autres pays émergents ont affiché un taux de croissance de seulement 3,8 % au cours de la même période. Le nombre de personnes en situation de pauvreté a considérablement diminué et la classe moyenne (soit les personnes ayant un revenu compris entre 6700 et 40 000 dollars) a connu une forte augmentation depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014. 

Au cours du dernier trimestre 2023, l’économie indienne a progressé de 8,4 %, stimulée par de nombreux investissements, principalement publics, qui se sont révélés plus importants que prévu. Ces investissements concernent notamment les routes, les chemins de fer et les infrastructures numériques. Aujourd’hui, près d’un milliard d’Indiens ont accès à Internet, alors qu’ils étaient à peine 200 000 il y a dix ans. 

Pourtant, l’insuffisance des infrastructures (ports, par exemple) demeure la principale raison de l’attentisme des chefs d’entreprise à l’égard des nouveaux investissements en Inde. Selon Narendra Modi, cette situation pourrait être améliorée grâce à de nouveaux plans d’investissement représentant 1,7 % du PIB. À titre de comparaison, ce chiffre n’était que de 0,4 % il y a dix ans.
La prospérité croissante a engendré une culture de l’investissement en actions parmi la population. L’année dernière, on a assisté à un triplement des plans d’investissement chez les investisseurs particuliers. Le nombre d’entreprises entrées en Bourse a également fortement augmenté. Cependant, la spéculation a également fait son apparition. Récemment, le régulateur a averti que 90 % des investisseurs particuliers avaient subi des pertes. 

Problèmes de démographie, de démocratie et de diversité

Face à la croissance économique rapide et à l’augmentation de la prospérité en Inde, plusieurs points méritent l’attention. La comparaison des ratios cours/bénéfice actuels avec leurs valeurs historiques permet aux investisseurs de se faire une idée des opportunités d’investissement et d’identifier les risques. Avec un ratio cours/bénéfice de 26, la Bourse indienne est considérée comme chère. Sur cinq, dix et vingt ans, le ratio cours/bénéfice est respectivement de 21, 19 et 17, positionnant ainsi le ratio actuel à 2 ou 3 écarts types au-dessus de la moyenne historique. En comparaison, l’indice MSCI Emerging Markets affiche un ratio cours/bénéfice de 15,6, soit 40 % moins cher. L’Inde constitue donc actuellement un marché émergent onéreux.

Les investisseurs à la recherche d’une alternative intéressante n’ont pas à chercher bien loin. Le marché boursier belge affiche actuellement un ratio cours/bénéfice de 12,5, considéré comme sous-évalué sur cinq ans, bon marché sur dix ans et correct sur vingt ans, avec des ratios cours/bénéfice de 16, 17 et 14, respectivement. 

Le Premier ministre indien souligne fréquemment les atouts économiques de son pays : démographie, démocratie et diversité. Pour l’analyste et investisseur Marko Papic, ces facteurs représentent des obstacles stratégiques, qui justifient une attitude prudente. 

Sur le plan démographique, l’Inde possède une population relativement jeune, mais est confrontée à un taux de chômage élevé. Selon le Centre for Monitoring Indian Economy, le taux de chômage s’établissait à 7,6 % en mars. Il est considérablement plus élevé chez les 15-34 ans, atteignant 45,4 %, ce qui représente un frein à la consommation et à la croissance économique futures.
Un sondage réalisé récemment par l’agence de presse financière Reuters auprès d’économistes a identifié le chômage comme le principal défi à relever après les élections. Après des années de faible croissance de l’emploi, le taux de participation au travail de l’Inde est nettement inférieur à celui des Tigres asiatiques ayant une démographie similaire (source : Sananda Kundu, Société Générale).

Les analystes soulignent que l’intelligence artificielle (IA) constitue une menace pour les nombreux centres d’appels et entreprises de logiciels en Inde. Krithi Krithivasan, dirigeant de Tata Consultancy Services (qui fait partie du conglomérat Tata), l’a confirmé à la fin de la semaine dernière, déclarant que l’IA allait bouleverser les centres d’appels, qui emploient environ 1,3 million de personnes. Les emplois de back-office comptent pour environ 8 % du PIB de l’Inde et emploient 3 millions de personnes.
La démocratie est sous pression en Inde. Selon Reporters sans frontières, l’Inde a reculé de la 140e place en 2014 à la 161e en 2023 dans le classement de la liberté de la presse, ce qui la place juste trois rangs au-dessus de la Russie. Lorsque les entreprises adoptent la stratégie Chine+1 (diversification de la production entre la Chine et un autre pays émergent, tel que l’Inde, la Thaïlande, la Turquie ou le Vietnam, pour éviter d’être trop dépendantes de la Chine), c’est précisément en raison de la structure de pouvoir non démocratique et opaque de la Chine. Si Narendra Modi poursuit sur la voie antidémocratique actuelle, il suffit de regarder la Chine pour anticiper les conséquences possibles (y compris sur le marché boursier). 

En termes de diversité de la population, la comparaison avec la Chine est également pertinente. Alors que la Chine s’isole sur la scène internationale avec sa répression des Ouïghours, le Premier ministre indien procède de même en excluant les musulmans. Sa loi controversée sur la citoyenneté est considérée comme discriminatoire à l’égard des musulmans et a suscité d’importantes manifestations. Narendra Modi a récemment inauguré un temple hindou à Ayodhya, érigé sur le site d’une mosquée détruite.
Le Premier ministre projette de substantiels investissements publics. Dans un pays, épargne et investissement vont généralement de pair. Le taux d’épargne des ménages indiens, actuellement de 5 %, est au plus bas depuis 50 ans. Le taux d’épargne global, de 30 %, est également médiocre et bien inférieur à celui des Tigres asiatiques de l’époque (par exemple, 37 % en Malaisie entre 1990 et 1995, ou 45 % dans le cas extrême de la Chine). La formation brute de capital, qui représente 30 % du PIB, est également nettement inférieure à celle des Tigres asiatiques de l’époque (certains pays atteignaient 40 %).

Les atouts de l’Inde

Il est clair que l’Inde dispose de nombreux atouts pour réaliser une belle croissance économique et de bonnes performances boursières dans les années à venir, surtout si Narendra Modi, une fois réélu, ou un autre Premier ministre prend des mesures structurelles pour s’attaquer aux problèmes, et si l’Inde peut bénéficier de la stratégie Chine+1 des entreprises. Cependant, il serait sage de prendre en compte les réserves exprimées par Marko Papic : sous-investissement, démocratie sous pression, taux de chômage élevé (chez les jeunes) pesant sur les revenus et l’épargne, et nécessité de réformes axées sur le marché. Je maintiens pour l’instant un positionnement neutre sur les actions indiennes.

Jan Vergote est analyste et consultant financier indépendant.

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