Jan Vergote
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En octobre, le S&P500 a chuté de 25 % par rapport à son sommet de la fin de l’année dernière. Un chiffre qui préfigure normalement une récession. Les relèvements des taux d’intérêt de la banque centrale américaine (la Réserve fédérale ou Fed) sont à l’origine de cette baisse.

La hausse des taux d’intérêt a entraîné la chute des valorisations des entreprises, en particulier des entreprises de croissance sensibles aux taux d’intérêt. Et soudain, le chiffre de l’inflation - meilleur que prévu - a été publié et, en quelques semaines, la perte boursière a été ramenée à 17 %. Les premiers commentaires sur le marché ont indiqué que le mois d’octobre pourrait avoir marqué le point bas, avec un ratio cours-bénéfices de 15 pour le S&P500, qui cote aujourd’hui à 17,4. Le récent bond est-il justifié ? Passons ensemble les arguments en revue afin d’arriver à notre réponse.

1. Croissance des bénéfices

Jusqu’à présent, les revenus et la croissance des bénéfices des entreprises sont restés assez stables. Il est clair que de nombreuses entreprises américaines (mais aussi européennes) ont pu y parvenir grâce à la politique fiscale généreuse des gouvernements. Les consommateurs américains disposent de réserves importantes et ont pu se permettre de continuer à acheter les produits devenus plus chers, quelle que soit l’ampleur de la hausse des prix. Les entreprises l’ont rapidement compris, si bien que leurs marges bénéficiaires n’ont pratiquement pas diminué. Walmart en est un excellent exemple. 

Les villes rouvrent et attirent aujourd’hui des masses d’acheteurs. Les ventes au détail aux États-Unis ont progressé le mois dernier de pas moins de 8,3 % en glissement annuel. C’est là que réside le dilemme pour la banque centrale. Ses craintes d’inflation se situent classiquement dans les effets de second tour de la hausse des salaires. Certains analystes considèrent que les coûts de la main-d’œuvre représentent 70 % des prix. Les salaires américains ont augmenté mais l’inflation a progressé encore davantage, ce qui a détérioré la situation des consommateurs. Malgré cette détérioration réelle, la consommation reste importante, ce qui permet aux entreprises de maintenir leurs marges bénéficiaires. 

Les réserves d’épargne accumulées ainsi que la baisse du taux d’épargne des ménages américains expliquent beaucoup de choses. Une étude réalisée par le Board of Governors of the Federal Reserve System montre qu’ils ont acquis durant la pandémie environ 2300 milliards de soutien gouvernemental supplémentaire, en plus de ce qu’ils auraient normalement épargné. Environ un quart de ce montant a été dépensé depuis l’année dernière. De cette réserve d’épargne supplémentaire, il resterait encore 1700 milliards à la mi-2022.  

Pourtant, cette histoire ne peut pas continuer éternellement. Le comportement des consommateurs est en train de s’ajuster après la pandémie. C’est dans le secteur des biens de consommation que ce phénomène est le plus visible. Aux États-Unis, les prix des voitures neuves et d’occasion sont en chute libre et les meubles et autres appareils électroménagers connaissent une forte baisse de prix. Certaines baisses de prix des biens de consommation durables sont les plus importantes depuis les premiers chiffres enregistrés, dans les années 50. La baisse des prix du pétrole constitue également un coup de pouce. L’Agence internationale de l’énergie a réduit ses perspectives de consommation mondiale de pétrole en 2023 et le prix a rapidement chuté de 15 % par rapport à octobre. Un article publié dans le Wall Street Journal indiquant que l’Arabie Saoudite et d’autres producteurs de l’OPEP allaient discuter d’une augmentation de la production a fait chuter davantage les prix du pétrole. L’information a cependant été contredite. Le prix du pétrole (87,6 dollars le baril de Brent en date du 22/11) se situe ainsi à peine au-dessus du niveau d’il y a un an. L’impact sur l’inflation est donc aujourd’hui neutralisé. Vu sous cet angle, il s’agit donc d’une bonne nouvelle pour les chiffres de l’inflation dans les mois à venir. 
Mais cela ne résout pas le problème du secteur des services, et c’est sur ce point que la banque centrale américaine reste concentrée. Avec les réserves d’épargne supplémentaires à l’esprit, elle craint que les achats de services ne refroidissent pas suffisamment l’inflation.

Les banquiers centraux s’accordent à dire que les taux d’intérêt devraient être relevés davantage. Mais de combien ? Les avis divergent à ce sujet. Mary Daly (Fed de San Francisco) s’en tient par exemple une hausse à 4,75-5 % (nous nous situons aujourd’hui à 3,75-4 %), tandis que Jim Bullard (St. Louis) parle d’un minimum de 5,5 % (et même plus). Je considère ce dernier avis surtout comme un message verbal visant à maintenir les marchés des taux d’intérêt en alerte. Le passé montre qu’en réalité, la soupe des taux d’intérêt n’est jamais mangée aussi chaude qu’elle est servie, ce qui est logique car les taux d’intérêt élevés actuels ralentissent déjà considérablement une partie de l’économie (il suffit de penser par exemple au secteur de la construction, avec des taux d’intérêt hypothécaires de 7,25 %). En ce mercredi 23 novembre, nous aurons déjà plus de précisions de la part de la Banque centrale. Nous sommes curieux.

2. Inflation

La question à 10 millions est de savoir si l’inflation se trouve à un point d’inflexion durable vers le bas. Je renvoie à cet égard à un article publié dans le Financial Times par madame Greene, FT editor et global chief economist chez Kroll. Elle dépoussière l’indice d’inflation UIG. UIG signifie ‘Underlying Inflation Gauge’ (mesure d’inflation sous-jacente). Cet indice tient compte non seulement de l’évolution des prix, mais aussi du marché du travail, des marchés financiers et de l’économie et ce, sur une base mensuelle.

On remonte dans le temps pour trouver des mouvements similaires ayant duré au moins un an. Il ne s’agit pas d’un indice prédictif, mais il indique les changements de tendance et serait très fiable à cet égard. L’UIG a atteint un pic en mars dernier, s’est stabilisé à un niveau élevé, puis a baissé systématiquement depuis juillet. Nous savons que l’impact d’un relèvement des taux d’intérêt peut prendre plusieurs trimestres (‘lag’ ou effet de décalage). Greene souligne ainsi le risque qu’une politique monétaire trop stricte ne pousse l’économie à la récession. Ainsi, selon cet indice, le pire en termes d’inflation serait donc derrière nous.

3. Impact de l’inflation sur le dollar

Sur la base du comportement passé du dollar, ClearBridge (Global Investment Manager) a montré que le dollar a augmenté 6 mois avant la première hausse des taux d’intérêt de la Banque centrale, pour ensuite reculer. Dans de précédents articles, nous avions déjà signalé un possible sommet pour le dollar. Ainsi, maintenant que l’inflation évolue vers un pic et que les perspectives de croissance de l’économie américaine sont remises en question, il n’est pas une mauvaise idée (sur la base de ces connaissances) pour les investisseurs ayant beaucoup d’obligations libellées en dollars de réduire un peu leurs positions. Aujourd’hui également, nous nous trouvons (du moins pour l’instant) dans une tendance baissière. Depuis le sommet de la fin octobre, le dollar (US Dollar Index) a perdu environ 6 %. Un dollar plus faible est un atout pour les marchés émergents. Selon certains analystes, c’est la Chine qui profiterait le plus d’une baisse du dollar. Mais il reste à voir ce que fera la banque centrale dans les mois à venir.

4. Dans l’intervalle, l’économie américaine envoie des signaux contradictoires 

Aujourd’hui, nous avons une économie américaine qui continue de croître : 2,6 % au troisième trimestre en glissement annuel. Cette augmentation est principalement due à la hausse des chiffres des exportations et des dépenses de consommation. Le marché du travail reste en très bonne forme. 6 millions de chômeurs pour 10,7 millions de postes vacants, un taux de chômage de 3,7 % (soit à peine 0,3 % de plus qu’avant la pandémie), 437 000 emplois créés en octobre et seulement 222 000 demandes de chômage, un chiffre historiquement bas… L’industrie fait du surplace, c’est un fait, mais le secteur des services connaît encore une croissance considérable. 

Après des mois forts, nous constatons cependant les premiers cahotements des ventes au détail. Certaines entreprises ont encore des stocks importants. À quels prix seront-ils vendus ? Avec quel impact sur les marges bénéficiaires ? L’utilisation de la carte de crédit a d’ores et déjà connu une forte hausse de 15 % au troisième trimestre (en glissement annuel), soit la plus forte augmentation depuis plus de 20 ans. Mais les défauts de paiement sont également en hausse. La chaîne de grands magasins Target parle de changement ‘spectaculaire’ des habitudes de dépenses depuis la fin septembre, les clients devenant beaucoup plus sensibles aux prix. Les stocks élevés sont une bonne nouvelle pour l’inflation, mais peut-être moins pour les marges bénéficiaires du secteur de la distribution. 

Nous recevons donc des signaux contradictoires de l’économie américaine. La banque centrale américaine veut éviter à tout prix de rester à la traîne sur l’inflation. Tant que les consommateurs continuent à dépenser, la banque centrale est confrontée à ce dilemme. Même si l’inflation a baissé davantage que prévu en octobre, elle reste bien supérieure à l’objectif de 2 % de la Fed. Nous en arrivons ainsi à la question cruciale de savoir si nous nous dirigeons vers un atterrissage en douceur ou brutal.

5. Quels sont les arguments en faveur d’un atterrissage en douceur ?

Un atterrissage en douceur signifie que la Fed devra appuyer moins lourdement sur la pédale des freins, ce qui ravira le marché boursier. Un tel scénario est possible. Les prix du transport par bateau sont en chute libre, l’indice Global Supply Chain Pressure a fortement baissé, le ralentissement de la croissance chinoise fait baisser les prix à l’exportation, les entreprises américaines continuent d’investir et, comme nous l’avons mentionné, le chômage reste très faible. Si l’inflation poursuit sa tendance à la baisse, cela reboostera la confiance des consommateurs. 

Nous entrerons alors dans un scénario où l’économie continue de croître, l’inflation retombe à 3 ou 4 % et les taux d’intérêt américains à long terme fluctuent également entre 3 et 4 %. Une situation que nous connaissons depuis bien avant la pandémie. 

Pour les optimistes, ce sont autant de raisons suffisantes pour supposer que le point bas d’octobre a été le creux de la vague pour le marché boursier.

6. Des arguments en faveur d’un atterrissage plus brutal ?

La plupart des économistes se réfèrent à la courbe de rendement inversé pour prédire une récession. Aujourd’hui, les écarts entre le taux à 10 ans et ceux à 3 mois et 2 ans sont respectivement de -0,42 % et -0,72 % (au 21/11). Si l’on remonte à la période de la Seconde Guerre mondiale, de tels écarts de taux d’intérêt laissaient présager une récession à venir et une chute des cours des actions d’au moins 20 %. Ces économistes préconisent donc une plus grande prudence et des achats échelonnés dans le temps.

Il y a par exemple la pression des taux d’intérêt plus élevés sur les dépenses de consommation. Si celles-ci commencent à ralentir, cela exercera une pression importante sur les marges bénéficiaires. Nous devons être conscients du fait que les marges actuelles ne correspondent absolument pas à une récession. Si l’économie va tout de même dans cette direction, cela signifiera que les prix actuels des actions sont intenables. 

Un indicateur important à cet égard est le facteur PEG. PEG signifie Price Earnings (cours sur bénéfice) divisé par Growth (croissance annuelle des bénéfices pour les 5 prochaines années). Or ce facteur est aujourd’hui de 1,50. Personnellement, dans les circonstances actuelles, je préfère un facteur PEG dans la fourchette de 1,20 à 1,30, ce qui est plus conforme à la moyenne à long terme de cet indice aux États-Unis. 

7. Un autre regard sur l’économie européenne

Sur le front de l’inflation, nous avons également des nouvelles encourageantes. En Allemagne, les prix à la production industrielle ont récemment baissé de 4,2 %. Grâce, bien sûr, à la baisse des prix de l’énergie. Reste à voir quel sera l’impact sur l’inflation. Une enquête récente montre que les entreprises allemandes commencent à répercuter un peu plus les coûts énergétiques sur les clients. À cela s’ajoute que les consommateurs allemands voient leurs salaires baisser légèrement en termes réels. Avec un taux d’inflation de 11,6 %, les travailleurs (au sein d’IG Metall) reçoivent 8,5 % de salaire en plus, mais étalé sur deux ans. La crainte d’effets de second tour sur l’inflation est donc quelque peu tempérée. Reste à voir si cela modifiera le comportement de la Banque centrale européenne. De nouvelles hausses des taux d’intérêt sont à prévoir chez nous également.

Dans de précédents articles, j’écrivais déjà que la panique autour de l’industrie européenne était injustifiée. Compte tenu de la faiblesse des cours boursiers, des achats initiaux ont pu avoir lieu. La flexibilité au sein de nos entreprises, associée à de bonnes conditions météorologiques et au soutien du gouvernement, a rendu l’impact énergétique moins sévère. Le ralentissement de notre croissance a été moins important que ce que l’on craignait. Alors que les chiffres de croissance de Consensus Economics sont retombés en juillet à 2,7 % pour cette année, ils ont été récemment révisés à 3,2 %. Dans les mois à venir, la récession sera donc beaucoup moins profonde que ce que l’on craignait. Bien entendu, nous devons attendre de voir comment l’industrie, les dépenses de consommation et la croissance mondiale vont évoluer. Par exemple, notre industrie considère les subventions de l’IRA (Inflation Reduction Act) comme une menace considérable et l’Europe demande des concertations avec les États-Unis. La réponse de Christian Lindner (Ministre allemand des Finances) a été claire : « Nous ne nous disputons pas les subventions, mais créons des conditions vraiment excellentes pour les investissements en Europe. »

8. Pour conclure

Les premiers signes de refroidissement de l’inflation sont là. Cependant, le marché du travail américain reste en très bonne forme, faisant ainsi progresser le secteur des services. Le risque d’une inflation trop élevée et d’un nouveau relèvement des taux d’intérêt demeure donc dans les mois à venir. 

Une entrée échelonnée dans le temps constitue la meilleure façon de faire face à cette incertitude. La répartition dans toutes les régions est également importante. Si le dollar continue de baisser, cela pourrait apporter l’oxygène dont les pays émergents ont tant besoin. Pour la Chine, il reste à attendre de meilleurs chiffres en matière de coronavirus, car l’amélioration des chiffres de croissance en dépend. Les interventions du gouvernement chinois sur le marché immobilier et les récents contacts entre le président Biden et le président Xi Jinping sont des signes encourageants d’un retour de la confiance chez les investisseurs internationaux. La récente montée du marché boursier chinois était principalement due aux achats domestiques. En Europe, la guerre et les prix de l’énergie continuent à nous jouer des tours. Mais notre taux de chômage est également en baisse : alors qu’il était encore de 6,7 % pour l’ensemble de l’Union européenne en septembre 2021, il est tombé à 6 % en octobre. Pour la consommation européenne, c’est déjà un coup de pouce.

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