Ces derniers mois, la perception de l’économie et du marché boursier, aux États-Unis, est positive. Néanmoins, les investisseurs doivent rester vigilants face à plusieurs évolutions.
1. Les taux d’intérêt sur le marché du crédit
Une récente étude de la Réserve fédérale de New York a révélé une croissance annuelle de 10 % du nombre de cartes de crédit en circulation au cours des trois dernières années. Par conséquent, le volume de cartes de crédit se rapproche presque de celui de 2008 en termes réels. Cependant, alors que les taux d’intérêt étaient d’environ 13 % à l’époque, ils sont aujourd’hui de 23 % (source : Bloomberg). Les mauvais payeurs sont surtout des milléniaux. Selon Moody’s Analytics, le problème se cantonne toutefois à une petite portion de l’économie.
2. Les défauts sur les prêts immobiliers entament les réserves de crédit des plus grandes banques
L’augmentation des retards de remboursement sur les prêts pour bureaux, centres commerciaux et autres biens immobiliers a contraint les grandes banques américaines de puiser dans leurs réserves ; il manque 10 % des montants dus par les clients ayant au moins 30 jours de retard (source : Federal Deposit Insurance Corporation). Si le taux de vacance des biens immobiliers ne diminue pas, les remboursements deviendront encore plus difficiles, contraignant les banques à procéder à des saisies.
3. Le marché des crédits privés montre les premiers signes de fragilité
Les problèmes ne sont pas exclusivement liés aux prêts immobiliers, mais touchent également les prêts aux entreprises (crédits privés). Certaines entreprises ne disposent pas de revenus suffisants pour couvrir leurs paiements d’intérêts. Le ratio moyen de couverture des intérêts (soit le rapport entre revenus et charges d’intérêts) est passé de 3,1 % en 2022 à 2 % à la fin de l’année dernière. Par conséquent, il devient plus difficile pour certaines entreprises de supporter les charges d’intérêts.
Dans cette optique, il est compréhensible que l’International Organization of Securities Commissions (IOSC) s’intéresse à la transparence de la qualité des covenants, des clauses qui jouent un rôle crucial dans l’évaluation du risque de faillite et protègent les prêteurs. Avec l’augmentation des défauts de paiement, l’attention portée à la qualité du collatéral devient plus essentielle que jamais. Ainsi, un prêteur sait exactement ce qu’il peut récupérer en cas de faillite.
4. Les entreprises zombies disparaissent
Les faibles taux d’intérêt de ces dernières années ont permis à des entreprises zombies de survivre. Cependant, avec la récente hausse des taux d’intérêt, celles-ci ne peuvent plus rester dans l’ombre. Matches et Farfetch en ont récemment fait les frais. Alors qu’il y a quelques années, ces deux acteurs de l’e-commerce de luxe pouvaient bénéficier de financements à faible coût et profiter de l’essor des achats en ligne pendant la pandémie, ils sont maintenant confrontés à la dure réalité leurs investissements actuels sont soumis à des taux d’intérêt nettement plus élevés, les robinets financiers se ferment et parfois, ils doivent mettre la clé sous le paillasson.
5. La prime de conversion est excessivement élevée pour les obligations convertibles
Les entreprises américaines spécialisées l’IA, qui affichent des risques supérieurs à la moyenne, voient leurs cours exploser et en profitent pour lever des capitaux bon marché à un rythme accéléré, par le biais d’obligations convertibles. Ces émissions d’obligations, qui peuvent être converties ultérieurement en actions, ont principalement lieu lorsque les actions se négocient à un niveau élevé.
Face à un risque de surévaluation, ces entreprises se financent à faible coût, avec moins de risques futurs de devoir émettre de nouvelles actions par conversion lorsque les cours augmentent. Ainsi, Super Micro Computer a levé 1,7 milliard de dollars à taux zéro. L’action avait bondi de 255 % depuis le début de l’année et la prime de conversion s’élevait à 37,5 %. Plus cette prime est élevée, plus la probabilité de conversion en actions est faible, et l’acheteur reste donc potentiellement lié à son obligation zéro-coupon jusqu’à l’échéance. Actuellement, la prime se situe en moyenne entre 25 et 30 %, ce qui reste acceptable pour certains analystes. Chez SMC, la prime est cependant nettement plus élevée, sans aucune compensation. Nous conseillons donc aux investisseurs de se montrer sélectifs.
6. Les CEO vendent des actions
Autre fait remarquable : les transactions d’initiés augmentent. Peter Thiel, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg (fondateurs et actionnaires majoritaires de Palantir, Amazon et Meta Platform, respectivement) ont vendu pour plusieurs centaines de millions de dollars d’actions de leur propre société. Lorsque des personnalités de leur envergure prennent la tangente (même s’ils détiennent encore de grandes quantités d’actions), les investisseurs doivent y voir un signal d’alerte.
7. La charge d’intérêt augmente pour le gouvernement américain
Avec un déficit public avoisinant les 6 % et une dette publique totale de 120 %, la menace d’une spirale des intérêts se précise. Si Donald Trump remporte les élections et ouvre encore davantage les vannes financières (notamment par le biais de réductions fiscales), les enjeux de la dette américaine pourraient bien focaliser toutes les attentions et entraîner une hausse rapide des taux d’intérêt.
Rappelons qu’aujourd’hui, 25 % de la dette publique américaine est détenue par des investisseurs étrangers, principalement chinois et japonais. Fort heureusement, une quantité substantielle de capitaux est placée à court terme aux États-Unis (et peut donc être redirigée vers des échéances plus longues), et les banques centrales ont accumulé une expérience considérable grâce à leurs politiques quantitatives d’achat et de vente d’obligations. Le resserrement quantitatif peut rapidement être inversé en assouplissement quantitatif, si nécessaire. Néanmoins, des turbulences ne sont pas à exclure. Les investisseurs n’ont qu’à se remémorer la politique financière désastreuse de Liz Truss, l’éphémère Première ministre britannique, avec des réductions d’impôts non financées, pour envisager les répercussions potentielles sur les obligations d’État. Un retour à des taux autour de 5 % pour les obligations à 10 ans est envisageable.
8. L’écart entre les options de vente et les options d’achat atteint un creux historique
Une étude d’UBS révèle que tant pour le S&P500 que pour le Nasdaq, l’asymétrie (skewness) sur deux mois a atteint son niveau le plus bas depuis 16 ans. Pour observer une asymétrie similaire, les investisseurs doivent remonter jusqu’en 2008. L’asymétrie indique la différence entre la volatilité implicite des options de vente et celle des options d’achat, et un niveau aussi bas est inhabituel dans un contexte de forte hausse des cours sur le marché boursier.
Cela signifie que les investisseurs craignent davantage de manquer la hausse que de subir une correction, dans ce cas de 10 %. Ils sont disposés à accepter une correction mineure et ne cherchent pas à se couvrir contre elle. Les investisseurs parient donc sur de nouvelles hausses du marché boursier (une option de vente leur permettant de se protéger partiellement contre une baisse de la Bourse). Certes, les investisseurs peuvent se couvrir contre des corrections boursières majeures (par exemple, via des options de volatilité), mais cela dénote tout de même une euphorie sur les marchés.
9. Les primes obligataires approchent de leur plus bas niveau depuis 25 ans
Les achats massifs d’obligations (une ruée anticipant une baisse des taux par la banque centrale ?) ont propulsé les cours obligataires à la hausse, tout en réduisant drastiquement leurs rendements par effet miroir. Pour les obligations d’entreprises de qualité et à haut rendement, l’écart de taux d’intérêt avec les obligations d’État américaines à 10 ans est tombé respectivement à 0,9 % et 3,1 % (à l’aune de l’indice ICE BofA reflétant le rendement des obligations sous-jacentes). Et leur rendement moyen a chuté respectivement à 5,1 % et 7,3 %.
Nous nous trouvons face à des primes obligataires à des niveaux extrêmement bas, historiquement parlant, qui génèrent chez les investisseurs un phénomène de FOMO (Fear Of Missing Out), en l’occurrence la peur de manquer la ruée sur le marché obligataire, et la probabilité d’acheter des obligations qui n’offriraient pas une rémunération adéquate au regard du risque encouru. Sur le marché obligataire également, opérer une sélection judicieuse reste essentiel.
10. Les consommateurs font attention aux petites dépenses
Bien que les ventes au détail aient enregistré une légère hausse de 0,6 % (en glissement mensuel) en février, le mois de janvier avait connu une baisse encore plus importante (-1,1 %) que ce qui avait été initialement calculé, ce qui indique un ralentissement des dépenses de consommation. La hausse des prix, le ralentissement des augmentations salariales, les taux d’intérêt élevés et la diminution de l’épargne commencent à peser. Des entreprises comme Kraft Heinz, PepsiCo, McDonald’s et Target font état de ventes en baisse. Leurs clients achètent en tenant davantage compte des prix. Rappelons qu’aux États-Unis, la consommation représentait près de 70 % du revenu national à la fin de l’année dernière…
Surévalué depuis des années
Le marché boursier est-il progressivement en train de surchauffer ? Certains évoquent l’année 2000. J’ai vécu la période 1990-2000, qui m’a appris que le marché boursier peut demeurer surévalué pendant des années. J’ai même vu des gestionnaires de fonds perdre leur emploi à cause de cela. Vouloir avoir raison trop tôt coûte cher.
Sur la base de certains éléments concrets du marché, je considère qu’il est prématuré de parler de surchauffe. Et la bourse peut encore monter. Quels sont ces éléments, tel sera l’objet de mon prochain article. Quoi qu’il en soit, adopter une approche défensive à l’égard du marché boursier américain ne peut pas faire de tort. Une tempête peut toujours se déclarer sans préavis et les dix arguments mentionnés plus haut se feront alors rapidement ressentir.
Jan Vergote est analyste et conseiller financier indépendant.