Jan Longeval, fondateur de Kounselor Consulting SA et Adjunct Professor à la Vlerick Business School, commente à notre demande un article récent de Bloomberg qui constate que trois géants ont de plus en plus la main sur le marché des produits passifs. Il nuance l’affirmation et plaide pour un débat rationnel. Il émet également quelques réserves concernant le débat gestion active/passive basées sur ses propres recherches, qui ont abouti à son best-seller ‘Dieu ne joue pas aux dés avec la Bourse’, qu’il a écrit l’année dernière.
Bloomberg
Un article récemment paru dans Bloomberg rapporte que les trois plus grands fournisseurs de fonds passifs ou trackers, à savoir BlackRock, Vanguard Group et State Street, détiennent ensemble pas moins de 22 % de l’entreprise type du S&P 500. On les appelle souvent les Big Three parce qu’ils sont les plus grands fournisseurs de fonds indiciels, ainsi que les plus grands actionnaires de nombreuses sociétés américaines cotées en bourse. Les économistes et les spécialistes antitrust avancent maintenant que ces sociétés de fonds nuisent non seulement à la concurrence dans le secteur de la gestion d’actifs, mais aussi à la concurrence dans tous les secteurs dans lesquels elles investissent elles-mêmes. En effet, les fonds passifs investissent par définition dans toutes les sociétés d’un secteur donné et auraient donc intérêt à ce que les sociétés de chaque secteur fusionnent. Les Big Three peuvent imposer des fusions grâce à leur poids en tant qu’actionnaires. Une fois qu’un secteur est ainsi dominé par quelques mastodontes, la concurrence s’affaiblit et les mastodontes - et ceux qui y investissent - peuvent empocher des bénéfices d’oligopoles ou de monopoles.
Jan Longeval réagit à l’article dans une interview exclusive accordée à Investment Officer : « La domination des Big Three est un processus autonome. L’échelle crée l’échelle, surtout dans la gestion passive. La plupart des nouvelles entrées dans les ETF vont aux plus grands ETF. Dans ce jeu, les petits acteurs de la gestion passive n’ont plus aucune chance. Dans la gestion passive, le gagnant prend tout. Bien sûr, on ne peut pas reprocher aux Big Three cette dynamique de marché. Le débat doit porter sur ce que les Big Three font de ce pouvoir. L’article de Bloomberg fait référence à une étude universitaire de 2018 qui affirme que la rétention par les gestionnaires et investisseurs institutionnels passifs de positions dans toutes les entreprises du secteur de l’aviation a fait augmenter le prix des billets. Cette étude recherche cependant délibérément la controverse. Et sa méthodologie est imparfaite car elle étend sans discernement son affirmation à tous les autres secteurs. Le vrai débat devrait porter sur ce que les gestionnaires passifs sont autorisés à faire avec leur pouvoir potentiel. Lorsqu’un investisseur confie de l’argent à un investisseur actif, on s’attend à ce que ce dernier joue également un rôle actif dans les entreprises dans lesquelles il investit.
Rôle actif ?
Lorsqu’un investisseur confie de l’argent à un investisseur passif, le gestionnaire passif n’est généralement pas censé jouer un rôle d’actionnaire actif. Si c’est le cas, on peut se demander s’il joue le rôle qui convient au cadre de sa gestion passive. Un investisseur dans un fonds passif attend du gestionnaire qu’il suive le marché, et non qu’il l’influence en orientant le comportement de l’entreprise à partir de sa propre vision. Les gestionnaires passifs ne sont pas infaillibles. Lorsque leur activisme force le management des entreprises à prendre des décisions sous-optimales, nous avons un problème. Un gestionnaire passif doit de préférence rester sur la touche. L’activisme des gestionnaires actifs, en revanche, est légitimé parce qu’on peut attendre d’eux qu’ils agissent sur la base de leur propre vision et tentent ainsi d’influencer les entreprises. Il convient de noter que les Big Three proposent également de la gestion active, ce qui peut légitimer leur activisme. Le problème est ici que le poids de leur gestion passive joue également un rôle dans leurs actes. Le marché gagnerait à ce que les Big Three se scindent en deux branches indépendantes, l’une dédiée à la gestion passive et l’autre, à la gestion active. »
Un essor irrépressible
Cette nouvelle arrive à un moment où la gestion passive a le vent en poupe. Longeval affirme que l’essor est encore loin d’être terminé. Bien au contraire, parce que d’ici trois à cinq ans, la moitié de toute la gestion sera passive, affirme Longeval. « L’Amérique sera en tête, comme d’habitude. Dans ce pays, il y a déjà 25 à 30 % de gestion passive. Je crois fermement à une nouvelle augmentation. »
Complémentaires
Dans son livre, Longeval qualifiait déjà la gestion active et passive de complémentaires. « Elles s’emboîtent comme les pièces d’un puzzle. Il faut appliquer une stratégie dynamique. Je préconise une approche noyau-satellite, où la taille du noyau passif dépend des conditions du marché. Il faut moduler la pondération de la gestion active et passive en fonction des opportunités offertes par le marché. S’il y a une diversité d’opinions et que pour cette raison, les évaluations du marché ne sont peut-être plus correctes, le marché est alors ‘efficace’ et il faut augmenter la pondération de la composante gérée passivement. »
Péchés capitaux
Longeval souligne que même les investisseurs professionnels ne tiennent pas toujours suffisamment compte de la nature évolutive du marché. « L’un des péchés capitaux de la gestion d’actifs est de vouloir constamment se battre contre tout et n’importe quoi. Leur stratégie ne tient pas compte du fait que le marché n’offre pas continuellement des opportunités. L’efficacité et l’inefficacité du marché ne sont pas des constantes, mais évoluent dans le temps. Les fonds équilibrés flexibles qui ne tiennent pas compte de ce fait enregistrent de piètres résultats. Leur flexibilité leur permet d’alterner entre gestion active et passive, mais ils misent constamment sur la gestion active. »
Facteur de coût
Longeval souligne encore que l’essor de la gestion passive est lié à la mauvaise performance de la gestion active, souvent causée par les coûts élevés qui vont de pair. Les produits passifs offrent également aux investisseurs actifs une manière simple de réagir tactiquement à certains segments de marché. Au passage, il nous donne un aperçu de son propre portefeuille : « Aujourd’hui, mon portefeuille est équilibré entre gestion passive et active. Je n’investis moi-même que dans les actions et l’or, mais je conseille à mes clients de ne pas investir actuellement dans les obligations d’entreprises, car elles ne constituent plus une valeur refuge sûre. Elles sont un accident waiting to happen. Le risque de liquidité est important et la qualité est en outre médiocre. Je recommande donc une position active importante par rapport aux indices de référence diversifiés en n’investissant pas dedans. Il est préférable d’investir dans les obligations d’État, où il y a également de la place pour les obligations de pays émergents. »
Volet actions
Dans le volet actions, Longeval prévoit encore une place importante pour les actions américaines. « L’Europe est un mouroir sur le plan économique, avec peu de perspectives d’amélioration. Dans le volet actions, je préfère les pays émergents et les smallcaps, principalement par le biais de produits gérés passivement. »
Or
Longeval conclut en émettant quelques réserves concernant l’or : « L’or représente actuellement 12 % des réserves des banques centrales mondiales. Les banques centrales aiment l’or physique car, contrairement aux dollars ou aux euros, il ne présente aucun risque de contrepartie. Un dollar est en soi une lettre de créance du Trésor américain. L’or, c’est l’or, il n’y a pas de contrepartie. Il est un must dans le portefeuille et, mieux encore, il deviendra un des investissements les plus performants dans les décennies à venir. Je préfère cependant l’or physique. Le prospectus de la plupart des trackers d’or ne passe pas et la sécurité de l’or physique qu’ils détiennent pose parfois des questions. Un dicton des adeptes de l’or est ‘If you don’t hold it, you don’t own it’. Les investisseurs plus aventureux peuvent également opter pour des actions de mines d’or. Elles ont une influence énorme sur le prix de l’or, et certains jeunes producteurs sont cotés à une fraction de la valeur actuelle nette de leurs réserves prouvées. »