Malgré les tentatives de la banque centrale américaine de refroidir l’économie via plusieurs hausses de taux d’intérêt, le marché boursier américain reste stoïquement calme. Avec une hausse de 6,3 % depuis le début de l’année (en dollars au 24/04), elle surprend encore de nombreux investisseurs.
Sans oublier que nous avons assisté à la faillite de deux nouvelles banques en mars. Alors que Jay Powell, président de la Fed, parlait jusqu’à récemment d’un atterrissage en douceur, il a récemment pris un virage et parle désormais d’une légère récession dans les mois à venir. Une fois de plus, le marché boursier a gardé son sang-froid. Comment expliquer cela ? Ou s’agit-il d’une accalmie avant la tempête ?
Passons en revue les éléments qui ont contribué à soutenir ce sentiment positif.
1.a. Les bénéfices des entreprises via la «greedflation» (l’appât du gain se traduisant par une hausse de l’inflation)
Ces derniers mois, les bénéfices des entreprises ont régulièrement été supérieurs aux prévisions. J’ai mentionné précédemment des entreprises telles que Walmart et Ahold Delhaize (aux États-Unis) qui ont fait preuve d’une très forte résilience en matière de bénéfices, et ce en dépit de l’environnement inflationniste dû aux chocs d’approvisionnement provoqués par Corona et la guerre en Ukraine. Cependant, ce qui est vrai pour ces deux entreprises peut être étendu au niveau national américain, écrit Albert Edwards (stratégiste mondial à la Société Générale). En examinant les données financières nationales, nous constatons que les marges bénéficiaires ont à peine diminué, écrit-il. Cela contraste avec les résultats publiés par les entreprises qui montrent clairement un déclin. Les données nationales sont plus qualitatives car elles incluent plus d’entreprises et évitent les exceptions comptables. D’après ces chiffres, les entreprises se trouvent encore dans un cycle conjoncturel positif, avec des prix de vente élevés, et ne voient pas de raisons immédiates de procéder à des licenciements massifs.
Dans une autre étude récente (Sellers› Inflation, Profits and Conflict, Why large firms hike prices in an emergency), Weber et Wasner soulignent l’impact des chocs d’offre sur la fixation des prix par les entreprises. La rareté générale des produits a conduit à une augmentation collective des prix parce que le risque pour les entreprises de perdre des parts de marché était beaucoup plus faible que dans des circonstances normales. Si ce processus se produit tout au long de la chaîne de production, on obtient à long terme une boule de neige des prix. N’oublions pas non plus que les importants transferts directs d’argent liquide aux ménages (qui disposaient ainsi de liquidités supplémentaires) ont permis aux consommateurs d’accepter les hausses de prix sans problème majeur. Toutefois, ces réserves de liquidités supplémentaires s’épuisent progressivement, ce qui exercera une pression accrue sur les marges.
1.b. Powell tente d’écrémer les bénéfices des entreprises (et la «greedflation»).
Cette «greedflation» est le danger que Powell a souligné par le passé. Les bénéfices élevés prouvent que l’inflation de base élevée est en partie la conséquence de marges très élevées. Avec les hausses de taux d’intérêt, il ne touche guère les entreprises à court terme (elles sont liées à des obligations à long terme à faible taux d’intérêt), mais les taux d’intérêt élevés exerceront une pression sur les consommateurs par le biais de taux d’intérêt plus élevés sur les nouveaux prêts (qu’il s’agisse de prêts résidentiels, de cartes de crédit, de prêts personnels, etc.) ). Il veut donc indirectement briser la spirale profit-inflation.
La question est donc de savoir quand le consommateur final abandonnera. Le marché du travail reste en très bonne santé (cf. le taux de chômage - 3,5 % - reste historiquement très bas) ; toutefois, nous observons les premiers bruits dans le nombre de demandes de chômage. Une hausse des taux d’intérêt en mai (peut-être de 0,25 %) refroidira également l’économie. Quoi qu’il en soit, le marché des taux d’intérêt parle un langage différent de celui de la banque centrale. Le marché prévoit des baisses de taux d’intérêt au second semestre, tandis que les membres de la Fed continuent à affirmer qu’ils maintiendront les taux d’intérêt à un niveau élevé jusqu’à la fin de l’année. Celui qui aura raison fera fortement évoluer le marché boursier dans un sens ou dans l’autre. Pour l’instant, j’attache plus d’importance aux membres de la Fed.
Le directeur de Blackstone, le plus grand gestionnaire d’actifs «alternatifs» (un investissement qui ne se situe pas dans le coin traditionnel des obligations et des actions), a également écrit que les investisseurs surestiment la probabilité d’une baisse rapide des taux par la Fed. Des gestionnaires de fonds comme JP Morgan et Blackrock écrivent que les préoccupations bancaires (souvenez-vous de la S.V.B.) n’empêcheront pas la banque centrale de maintenir les taux d’intérêt à un niveau élevé.
N’oublions pas que le résultat positif du S&P500 est dû aux grandes entreprises technologiques. Le Nasdaq 100 a augmenté de 15 % depuis le début de l’année. La baisse des taux d’intérêt et leurs importantes réserves de liquidités (qui leur permettent de résister en période d’incertitude) sont les principaux moteurs de ce résultat. Nous revivons en partie l’année 2021.
1.c. S&P500 : des niveaux de valorisation élevés
La durée pendant laquelle les marges continueront à atteindre des niveaux élevés reste incertaine. Ce qui est sûr, c’est qu’elles sont aujourd’hui 12,5% au-dessus de la moyenne à long terme des entreprises non financières et 35% au-dessus de celle des entreprises financières (source Andrew Smithers, auteur de «The economics of the stock market»). Attendons de voir quand et avec quelle force les marges commenceront à baisser. Comme nous l’avons déjà mentionné, les indicateurs du marché boursier S&P500 affichent des valorisations élevées : le ratio cours/bénéfice attendu est de 18,3 (soit 20 % au-dessus de la moyenne à long terme), le ratio cours/croissance du bénéfice est de 2, ce qui est immédiatement le chiffre le plus élevé depuis 1995 (abstraction faite du pic coronaire) et la prime de risque d’à peine 1,6 % (c’est-à-dire 1/20 (= cours/bénéfice des 12 derniers mois) - 3,5 % (taux sans risque à 10 ans)) est à son niveau le plus bas depuis 20 ans. Au cours de cette période, la prime a oscillé entre 3 % et 3,5 %.
La prime peut-elle encore baisser ? Bien sûr, à l’époque de l’engouement pour l’internet, cette prime était même négative. Nous savons comment cette histoire s’est terminée.
Je reste sous-pondéré sur le S&P500. Avec une pondération de 60 % dans le MSCI ACWI, il joue au-dessus de son niveau en ce qui me concerne aujourd’hui. Une pondération autour de 40-45% me semble plus appropriée.
Après la remontée des valeurs technologiques, celles-ci sont maintenant cotées à un prix sur les gains attendus de 23,7. Pour moi, là aussi, c’est le moment de réduire un peu la technologie vers 20% (dans l’indice 22,5%). Rappelons aussi que les sociétés technologiques ont fait la une des avertissements sur résultats au premier trimestre, suivies par les sociétés industrielles.
2. L’Europe
Au sein de la BCE, on parle aujourd’hui du «principe de séparation». Comme aux Etats-Unis, il distingue la politique monétaire de lutte contre l’inflation (hausse des taux d’intérêt) et les problèmes potentiels de stabilité bancaire. D’après les minutes de la BCE du 16 mars, nous nous dirigeons vers une nouvelle hausse des taux de 0,5 % le 4 mai. Ce n’est qu’en cas de données plus faibles qu’une augmentation plus limitée est possible, écrivent-ils. N’oublions pas les faucons. Ces derniers pointent du doigt des facteurs de risque tels que des politiques fiscales généreuses de la part des gouvernements ou des effets de second tour qui se manifestent déjà (croissance des salaires plus élevée en raison d’un faible taux de chômage, ce que Mme Lagarde a formulé comme «une dynamique de tit pour tit»).
Le marché boursier européen se négocie à un prix inférieur à celui des États-Unis : avec un ratio cours/bénéfice attendu de 13, il est inférieur de 10 % à sa moyenne à long terme (depuis 1990), son ratio cours/valeur comptable de 1,9 est également inférieur de 10 % à cette moyenne et la célèbre évaluation Case-Shiller se situe à 18,6 contre une moyenne de 19,2, soit 3 % de moins.
Pour l’investisseur à long terme, outre la valorisation moins chère, je vois aussi d’autres atouts (par rapport au S&P500) : notre marché boursier est plus axé sur les valeurs défensives et de valeur, 10% des exportations européennes vont en Chine ; sa réouverture joue donc dans nos cartes (voir les bons résultats de la semaine dernière des marques de luxe françaises). Selon JPM, l’Asie représente 20% des bénéfices du StoxxEurope600. Bien sûr, la forte baisse des prix du gaz est plus que bienvenue. Notons à l’avance que les prix n’augmenteront guère cet hiver (selon les contrats à terme). Un coup de pouce pour notre industrie. Tout n’est pas rose ? Certainement pas : comme aux États-Unis, la prime de risque a fortement diminué. Si nous prenons l’exemple de l’Euro Stoxx, nous constatons une prime à peine supérieure à 5 %, une belle prime en termes absolus, mais qui reste à son niveau le plus bas dans une perspective de 10 ans.
À court terme, la pression pourrait donc facilement s’exercer sur le marché boursier. Un ralentissement de la croissance aux États-Unis nous jouera des tours, l’euro s’est fortement apprécié ces derniers mois. Alors que nous obtenions 0,95 $ pour notre euro au début du mois de septembre de l’année dernière, il est aujourd’hui à 1,10, soit une hausse de 15 % en 6 mois, un vent contraire pour les exportateurs européens. La BCE continue de relever ses taux d’intérêt jusqu’à nouvel ordre, ce qui rend le crédit et la vie plus chers pour chacun d’entre nous, et il reste l’inconstance de la géopolitique chinoise.
Au cours des prochaines années, l’Europe aidera les entreprises qui réalisent des investissements durables en leur accordant des avantages fiscaux dans le cadre du plan industriel Green Deal («putting Europe’s net-zero industry in the lead»). Ce plan fait partie de la réponse à la loi américaine sur la réduction de l’inflation (IRA). Il vise également à introduire en Europe des chaînes de production d’énergie éolienne et solaire (170 millions d’euros). L’Europe souhaite également se démarquer au niveau international grâce à ses normes élevées en matière d’exigences environnementales.
Dans ce domaine, l’investisseur européen à long terme est donc tout à fait à sa place. J’en détiens moi-même 40 % dans mon portefeuille.
3. La diversification avec les pays émergents peut être une bonne opportunité d’entrée aujourd’hui.
Je surpondère les marchés émergents. Le MSCI ACWI comprend 12 % de pays en croissance. De nombreux investisseurs institutionnels n’atteignent pas ce chiffre, en partie à cause des années de sous-performance de ce marché. Néanmoins, je pense que 15 % est plus approprié. J’ai expliqué plus haut les arguments de mon point de vue. Ils cotent à un prix moyen, l’écart de croissance avec le monde occidental évolue en leur faveur, le dollar a une pondération commerciale historiquement très élevée (et est sous pression sur le plan géopolitique). Une baisse de 10 ou 15 % du dollar (pondéré en fonction des échanges) au cours des prochaines années est certainement possible, etc.
3.a. AQR Capital Management a récemment mené des recherches sur les marchés émergents sur la base de critères d’évaluation tels que le rapport prix/valeur comptable, le rapport prix/bénéfices, le rapport prix/valeur de l’entreprise, etc. Ces différences d’évaluation (écarts) sur tous ces critères ont été mesurées pour toutes les actions de l’univers des marchés émergents et au sein de chaque secteur et région. Leur conclusion est que ces écarts d’évaluation n’ont jamais été aussi attrayants depuis 1995. Et cette conclusion peut apparemment être étendue à l’ensemble de l’univers, c’est-à-dire qu’elle s’applique aux pays, aux secteurs et aux entreprises, grandes ou petites. Les valorisations bon marché ne sont donc pas l’apanage d’un coin ou d’un autre. De quoi rassurer l’investisseur à long terme.
Parmi les pays émergents, j’ai une préférence pour l’Asie et la Chine. Quiconque a regardé les derniers chiffres d’exportation de la Chine a clairement vu que l’Asie prend de plus en plus d’importance économique pour la Chine, mais aussi que la région compte de plus en plus au niveau mondial. Je pense à des pays comme la Malaisie, la Thaïlande, la Corée, les Philippines, …
3.b. Pour la Chine, je maintiens ma surpondération. Le marché boursier chinois est bon marché (ratio cours/valeur comptable de 1,3 contre une moyenne à long terme de 2), il est sur la voie du rattrapage de la croissance, attirant les investisseurs nationaux et internationaux, et les gens comptent sur une forte reprise de la consommation (rappelez-vous les «dépenses de vengeance» ou les dépenses accélérées de l’épargne accumulée après la tempête de corona). Il s’agit encore d’une histoire d’essais et d’erreurs. Des risques subsistent, tels que les politiques inconstantes du président, le désendettement de l’économie mondiale, les défis démographiques, etc. Cependant, la Chine a un problème d’inflation plus faible que le monde occidental et peut donc rendre l’argent moins cher si nécessaire et ainsi agir comme un tampon de croissance contracyclique en cas d’éventuels vents contraires en Amérique ou en Europe.
4. Le Japon
Les actions japonaises reviennent à la mode. Il y a plusieurs raisons à cela. L’espoir que l’ère de la déflation soit enfin derrière nous, la possibilité de racheter ses propres actions (rachat d’actions), l’accent mis par les conseils d’administration sur l’amélioration des résultats des entreprises (en partie grâce à la pression exercée par les actionnaires activistes, mais aussi grâce à la pression exercée par la Bourse de Tokyo pour demander aux dirigeants des plans de redressement concrets lorsque les cours des actions sont trop bas, et cette demande a été faite avec l’approbation du gouvernement). Dans le MSCI, les actions japonaises ont une pondération de 5,5 %, j’en retiens 6 à 7 %.
5. En conclusion
Les marchés boursiers ne sont pas bon marché aujourd’hui. Powell parle de «légère récession». Le chômage est très bas partout, ce qui soutient clairement la confiance et la consommation. Mais le frein des taux d’intérêt reste activé. Tôt ou tard, les résultats s’en ressentiront. L’étalement des achats est approprié.
Dans un tel environnement, les obligations peuvent également être achetées de manière étalée. Avec un taux d’intérêt de 4 % sur le papier d’entreprise européen, on dispose d’un tampon pour absorber les futures hausses de taux d’intérêt. Contrairement à certaines affirmations, les portefeuilles mixtes valent toujours la peine d’être investis.
Jan Vergote est le fondateur d’Investment Talks et l’expert en connaissances de l’Investment Officer.