L’économie américaine est en excellente santé. Le fait que le chômage est retombé à 3,6 pour cent et que cette baisse s’est manifestée dans une large gamme d’emploi l’illustre suffisamment. Bien sûr, de nombreux engorgements de production se font sentir ici et là, mais de nombreux ports ne peuvent plus faire face.
Conséquence incontournable, les salaires suivent la tendance : avec 1,7 emplois disponibles par demandeur d’emploi, la classe ouvrière a un ‘pouvoir salarial’. Les effets dits de second tour, où les salaires suivent la courbe inflationniste ascendante, se font sentir (augmentation de 5,6 % du salaire horaire moyen par rapport à l’année dernière). Même s’il existe encore un peu de marge pour une augmentation du taux d’emploi (62,4 pour cent contre 63,4 début 2020), elle n’est pas énorme.
Il y a donc du travail pour la Fed : les taux d’intérêt à court terme doivent être augmentés. L’économie doit être rafraîchie. Pour ceux qui en doutent, il faut voir par exemple l’impact de la hausse des loyers et des prix des logements aux États-Unis. Dans certaines régions, on voit des augmentations de loyers de 10 % et plus. C’est nettement plus élevé que le niveau maximum classique du professeur Shiller (légèrement supérieur à 5 pour cent). La Federal Reserve Bank de Dallas voit les signes d’une bulle immobilière. Ces augmentations accentuent encore la courbe inflationniste haussière. La période d’« inflation temporaire » est loin derrière nous.
Par ailleurs, nous savons que la Fed va donner un sérieux coup de frein. Les économistes de Wall Street s’accordent à prévoir une augmentation de 0,5 pour cent en mai et en juin. Citigroup écrit même que 4 hausses de taux d’intérêt de ce montant ne sont pas à exclure. Si c’est le cas, nul ne peut dire comment le marché des actions va réagir.
La Fed reste statique à cet égard : son rôle est d’assurer l’équilibre entre l’offre et la demande afin de favoriser un atterrissage en douceur. Le Federal Reserve Act prévoit que la Fed mène une politique monétaire visant à promouvoir efficacement l’objectif d’emploi optimal et de prix stables, tout en modérant les taux d’intérêt à long terme.
Certains analystes ont des doutes.
Nous faisons référence à David Kelly de JPMorgan Asset Management, au sujet de la courbe inversée des taux (l’écart de taux entre les obligations d’État américaines à 10 et 2 ans était négatif la semaine dernière). Il craint que la Fed ne freine trop fort, ce qui provoquerait un ralentissement exagéré de la croissance. Et aujourd’hui, le rendement à 10 ans anticiperait déjà le ralentissement à venir. Le taux d’intérêt actuel à 10 ans est coté à 2,45 % et le taux à 2 ans est coté à 2,44 %. Si une récession devait effectivement se produire, les marchés pourraient perdre 20 %.
Mais on entend d’autres voix sur les marchés. Il suffit de jeter un coup d’œil au marché obligataire à haut rendement. La prime d’intérêt (l’intérêt qui s’ajoute au taux d’intérêt public sans risque, que l’investisseur perçoit pour le risque obligataire) a légèrement augmenté tout en restant extrêmement faible. L’écart Bofa US High Yield, qui reflète cette différence, est à 3,4 pour cent (par comparaison, il était de 3 pour cent fin juillet l’an dernier).
La Fed elle-même examine les écarts de taux entre les titres à 10 ans et ceux à 3 mois. Cet écart de taux offre un meilleur potentiel de prédiction que l’écart des taux à 10 ans et à 2 ans. Le taux à 10 ans est coté à à 2,44 % et le taux à 3 mois est coté à 0,6 %. Aujourd’hui, cet écart de taux d’intérêt se situe donc à 1,84 %, loin de la ligne zéro. Selon l’analyse du bureau d’études Cajpital Economics, sur la base de l’écart entre le taux à 10 ans et le taux à 3 mois, la probabilité d’une récession se situe entre 5 et 10 %.
Étude
Nous renvoyons, ici encore, à une étude de Engstrom & Sharpe (The Near-Term Forward Yield Spread as a Leading Indicator). Leur conclusion est limpide : « Les taux d’intérêt des obligations dont l’échéance est supérieure à 6-8 semestres n’ont aucune valeur ajoutée pour prévoir les récessions, la croissance du PIB ou les rendements des actions. »
Dans tous les cas, nous devons nous préparer à une plus grande volatilité des marchés boursiers au cours des trimestres à venir.
En effet, il n’y a pas que l’économie américaine : peut-être encore plus important, il y a l’économie européenne.
Ici, la BCE est prise en étau entre une inflation croissante et la guerre en Ukraine. Commençons par l’inflation. Son taux est passé à 7,5 pour cent en mars, sous l’effet d’une forte hausse des prix énergétiques. Ceux-ci ont fait un bond de 45 pour cent par rapport à l’année dernière.
Même si l’on fait abstraction des éléments volatils comme l’énergie, l’alimentaire et le tabac, il reste une augmentation de 3 %. Chez nous, les augmentations de prix se répandent donc un peu partout. Le marché prévoit une hausse des taux d’intérêt à court terme, juste au-dessus de la ligne zéro, avant la fin de l’année. Entre-temps, le taux d’intérêt allemand à 10 ans a également augmenté : il est passé d’un peu moins de -0,5 % au début du mois d’août de l’année dernière à un peu plus de 0,5 % aujourd’hui. Soit une augmentation d’un pour cent.
La hausse des taux d’intérêts en Europe et aux États-unis a des conséquences bien visibles. Depuis des mois, on annonce des rendements obligataires négatifs. Après la clôture du premier trimestre, un indice obligataire large (Global Bond) a perdu plus de 3 pour cent. Logiquement, celui qui a acheté une obligation il y a quelques mois recevra moins d’intérêts annuels dans les prochaines années.
Son titre perd donc de la valeur. Si les taux d’intérêt devaient continuer à augmenter, cet effet de taux négatif se poursuivrait. Un investisseur obligataire méfiant en vaut deux. Pour brosser un tableau complet, nous devons donc également tenir compte de l’inflation (sous-jacente). Ainsi, selon le type d’inflation que vous imputez, il faut donc déduire 3 à 7,5 pour cent (ici en cumul annuel). Cela vous donne une image réelle en termes de pouvoir d’achat en tant qu’investisseur.
La manière de procéder dépendra principalement de l’évolution de la guerre en Ukraine. Jusqu’à quel point Poutine et l’Europe vont-ils durcir le jeu ? Pour l’Europe, la réponse à cette question peut être lourde de conséquences.
Voici un simple exemple qui explique les enjeux. Environ 15 pour cent de l’approvisionnement en gaz allemand est consommé par l’industrie chimique (source VCI - Verband der Chemischen Industrie). L’usine BASF de Ludvigshafen, le plus grand complexe chimique intégré au monde, consomme à elle seule près de 4 % du gaz allemand. Si l’on se demande pourquoi l’Allemagne retarde le boycottage du gaz russe, voici une partie de la réponse.
Il est clair que pour la BCE les enjeux ne sont pas plus simples. Une escalade du conflit ou un impact plus fort que prévu sur la croissance va repousser toute hausse des taux d’intérêt vers l’avenir.
Comment investir en ces temps troubles ?
Les excellents résultats enregistrés récemment ont surpris les investisseurs. Mme Tett du Financial Times (« Market calm shows that war time doesn’t mean volatility » (Le calme du marché montre que la guerre n’entraîne pas la volatilité) paru le 23 mars) renvoie à une étude réalisée par 3 Américains (Cortes, Vossmeyer et Weidenmier). Ils ont constaté qu’au cours des cent dernières années le niveau de volatilité du marché boursier américain a été de 33 % inférieur en temps de guerre par rapport au temps de paix.
Ces chiffres pourraient être faussés par le fait que la guerre n’a jamais eu lieu sur le sol américain. Cependant, les dépenses de guerre (notamment via les entreprises de défense) et les dépenses supplémentaires des gouvernements ont réduit la volatilité. Bien évidemment, tout ceci peut changer rapidement si la guerre s’intensifie.
Aujourd’hui, la plupart des bourses se négocient au niveau ou même en dessous de leur moyenne sur 20 ans des bénéfices attendus sur 12 mois. Seuls les États-Unis font exception avec 17 % au-dessus de cette moyenne.
Les investisseurs visant le long terme avec des entrées périodiques devraient être satisfaits. Il faut éviter de sous-estimer l’effet cumulatif de la prime de risque des actions en sus des obligations.
Beaucoup d’études indiquent un rendement supplémentaire de 4,5 % par an à long terme pour les investissements en actions. Selon cette hypothèse, si l’on investit aujourd’hui 10 000 euros, on percevra 5 529 euros de plus par rapport à un investissement en obligations sur 10 ans. Pour autant, il faut accepter la volatilité nécessaire. Lors de la détermination de votre tolérance au risque, cet aspect est évidemment évalué.
Plus que jamais, la sagesse classique est de mise : il faut se déployer sur tous les fronts.
Répartition dans le temps
Si nous suivons les leçons de Engstrom et Sharpe, sortir maintenant n’est pas une bonne idée. Nous ne parlons certainement pas d’une récession aux États-Unis aujourd’hui. En Europe également, ceci n’est pas encore dans les prévisions, mais la vigilance reste nécessaire.
L’Allemagne, la France et l’Italie joueront un rôle crucial à cet égard. L’approvisionnement en gaz sera-t-il assuré ? Les entreprises peuvent-elles continuer à répercuter la hausse des coûts de production ou devront-elles réduire leurs marges ? Qu’arrive-t-il au consommateur ? Son pouvoir d’achat et sa confiance subiront-ils encore plus de pression dans les mois à venir ?
Beaucoup de questions, peu de réponses toutes faites ou d’explications claires aujourd’hui. Une garantie : des marchés très volatils.
La meilleure façon de faire face à cette volatilité est d’agir à des moments échelonnés dans l’année. Une entrée tous les trois ou six mois cette année peut être une bonne solution. Les premières conséquences des hausses de taux d’intérêt seront connues et il faut espérer que la diplomatie permettra de mettre fin à la guerre.
L’investissement étalé dans le temps présente un très gros avantage : la tranquillité d’esprit. Vous n’avez pas à vous creuser la tête pour connaître le « moment idéal pour investir ». Cela ne crée rien d’autre que du stress et ne vous est pas bénéfique, au contraire.
La plupart du temps, vous faites du sur-place et n’osez pas investir.
Jan Vergote est ancien responsable de la stratégie d’investissement chez Belfius. Après son départ à la retraite, il a fondé Investment Talks. Il est spécialisé dans l’allocation d’actifs et est expert Investment Officer.