L’inflation plus élevée que prévu a surpris de nombreux investisseurs. La baisse des prix du pétrole et des métaux industriels les a trompés. L’attention des investisseurs, qui s’est principalement concentrée sur l’inflation globale, leur a fait oublier l’évolution de l’inflation sous-jacente.
Celle-ci retire du panier des prix les éléments volatils tels que l’énergie et l’alimentation. Mais pour la banque centrale, cette inflation sous-jacente est beaucoup plus importante.
Pourquoi ? En excluant les facteurs les plus volatils, on obtient une image plus précise de l’évolution fondamentale du niveau des prix d’un pays. Dès les premières discussions, la Fed a insisté sur l’importance d’éviter les effets de second tour sur l’inflation. Ceux-ci se produisent lorsque, pour compenser la hausse de l’inflation, les travailleurs se mettent à revendiquer des salaires plus élevés et que les entreprises répercutent ensuite ces coûts salariaux plus élevés sur les prix à la consommation. Or c’est l’inflation de base qui permet de mieux mesurer ces effets, car elle fournit une meilleure vision du changement structurel des prix.
Mais cette mesure n’est pas la panacée. En effet, la baisse de l’inflation sous-jacente ne représente en soi pas une baisse uniforme. La période de 1980 à 1983 nous apprend par exemple que cette inflation sous-jacente peut être extrêmement volatile. Ainsi, en 1980, la variation mensuelle de l’inflation sous-jacente est tombée en dessous de zéro au cours du premier semestre, pour rebondir quelques mois plus tard et dépasser 1 % par mois. L’assouplissement précoce de la politique monétaire stricte s’est également avéré être une erreur. Lorsque la Fed souligne la nécessité d’une période soutenue de baisse de l’inflation, il ne faut pas chercher la raison plus loin.
Dans un article précédent, nous avions également souligné l’impact des prix de l’immobilier et des loyers sur l’inflation. Or au mois d’août, cette inflation des prix de l’immobilier a augmenté de 0,07 % par rapport au mois de juillet et les prix de l’immobilier représentent 33 % de l’inflation sous-jacente. Le lecteur critique notera que les prix de l’immobilier et des loyers se refroidissent. C’est assurément le cas, et nous y reviendrons dans un instant. Mais l’impact des prix de l’immobilier sur l’inflation sous-jacente est une donnée retardée. Le refroidissement de ces prix ne se manifestera par une baisse de l’inflation que plusieurs mois plus tard.
Croissance des salaires
L’impact de la croissance des salaires sur l’inflation sous-jacente est crucial. Et c’est certainement là que le bât blesse aujourd’hui. Malgré une légère hausse du chômage (de 3,5 % à 3,7 %), on continue aujourd’hui à parler d’un marché du travail en surchauffe. Il y a actuellement 11,2 millions d’offres d’emploi et seulement 5,7 millions de chômeurs, ce qui oblige en partie les employeurs à accepter des revendications salariales plus élevées (+5,2 % en glissement annuel en juillet). N’oublions pas que le problème se situe principalement dans le secteur des services, qui représente environ 57 % de l’inflation sous-jacente. Or l’inflation dans le secteur des services était de 6,8 % en août.
Les revendications salariales plus élevées représentent un très grand risque d’effets de second tour. Et c’est là tout l’enjeu de la banque centrale : la croissance des salaires américains doit être modérée.
Une chose est claire : plus longtemps l’inflation restera élevée, plus les relèvements de taux d’intérêt de la Fed seront importants. Dans les années 70 et 80, les taux d’intérêt à court terme ont été relevés au-dessus de l’inflation.
Si l’inflation sous-jacente ne baisse pas suffisamment rapidement, nous pouvons nous encore nous attendre à d’importants relèvements des taux d’intérêt. Jonathan Miller, économiste chez Barclays et ancien économiste de la Fed, est clair : « The more likely outcome is that we get big hikes for longer » (le résultat le plus probable est que nous ayons d’importants relèvements des taux d’intérêt pendant plus longtemps). Il évoque lui aussi le danger des effets de second tour sur les salaires. Roberto Perli, ancien membre du personnel de la Fed, affirme que l’inflation sous-jacente doit descendre en dessous de 3 % de manière durable. Et nous en sommes très loin, déclare-t-il.
Cette semaine, dans le sillage d’une inflation sous-jacente plus élevée, la plupart des taux d’intérêt ont été relevés. Le taux d’intérêt américain à 10 ans a atteint aujourd’hui (le 15/09) 3,44 %. Les taux d’intérêt plus élevés se mettent progressivement à concurrencer les actions. Il ne faut donc pas s’étonner que le S&P500 et le Nasdaq aient essuyé de lourdes pertes suite aux derniers chiffres de l’inflation.
Nous nous trouvons dans une période de transition très difficile
Les optimistes mettent en avant le refroidissement de l’économie. Alors que les indicateurs ISM (Institute for Supply Management), qui mesurent le sentiment des entreprises, indiquent toujours une économie en croissance et un refroidissement des prix, l’indice composite des directeurs d’achat S&P Global États-Unis indique une économie en fort ralentissement. Il s’agit d’un indice pondéré des secteurs des services et de l’industrie. Le bureau d’études Capital Economics souligne également la ‘désinflation’, ou baisse de l’inflation, en référence à la baisse des prix de l’énergie, des voyages et du transport maritime, ou à la baisse des prix des voitures d’occasion. Aujourd’hui, le débat porte de plus en plus sur un atterrissage en douceur ou brutal des États-Unis. Bien entendu, l’évolution des taux d’intérêt contribuera à le déterminer. Nous avons écouté un certain nombre de spécialistes.
2.a. Larry Summers
En suggérant avant l’été qu’un taux d’intérêt compris entre 2,25 % et 2,75 % pourrait atteindre un niveau neutre (l’économie n’étant ni ralentie ni stimulée), Powell, le président de la Fed, avait provoqué l’euphorie chez les investisseurs. Le rallye d’été était une réalité. Mais dans le même temps, Larry Summers avait parlé de ‘vœu pieux’ et ‘d’analytiquement indéfendable’. Les investisseurs étaient d’emblée avertis ! C’est également lui qui, en mai dernier, avait averti la banque centrale qu’elle était ‘behind the curve’ (en retard sur les faits d’inflation).
Aujourd’hui, il pointe du doigt la surchauffe du marché du travail et la forte croissance des salaires. Mais Summers est contré par la Réserve fédérale de New York, qui montre que sans les goulets d’étranglement de l’approvisionnement, l’inflation serait inférieure de 3 %.
Quoi qu’il en soit, l’endroit où la banque centrale peut arrêter les hausses de taux d’intérêt sera déterminant pour la douceur ou la brutalité de l’atterrissage
2.b. Absolute Strategy Research
L’entreprise Absolute Strategy Research a développé un indicateur permettant de mesurer si le moment est opportun pour acheter un logement aux États-Unis. Aujourd’hui, cet indice est à son plus bas niveau depuis 1980. Ils soulignent le ratio extrêmement élevé des ‘prix de l’immobilier par rapport aux revenus’, actuellement de 4,8, un sommet depuis l’après-guerre. Les ventes de 511 000 logements neufs en juillet étaient inférieures de près de 50 % à celles d’il y a deux ans. Les mises en chantier de logements neufs constituent un indicateur avancé. Si les nouvelles mises en chantier ralentissent de 600 000 logements au cours des 12 prochains mois (pour tomber à moins d’1 million, selon leur modèle), cela réduirait le produit national brut de 1,5 % l’année prochaine. L’augmentation de la réserve de logements fait à terme augmenter le chômage. D’ici 18 mois, celui-ci devrait selon leurs calculs passer à 5 %, ce qui n’est pas l’atterrissage en douceur que beaucoup d’investisseurs espèrent. Et que dit-on chez nous ? « Lorsque le secteur de la construction se porte bien, l’économie se porte bien - et vice versa ».
2.c. Équation de Kalecki
Cette équation (profits = investissement - épargne des ménages - épargne étrangère - épargne publique + dividendes) met en évidence l’impact d’un excédent ou d’un déficit public. Selon cette méthode, un déficit croissant stimule l’économie et les bénéfices des entreprises. Une réduction du déficit a l’effet inverse. Jeremy Grantham, de GMO, écrit que les déficits publics et les bénéfices des entreprises s’influencent mutuellement. Or nous venons d’assister à une des plus fortes baisses du déficit public, écrit-il. Il est donc fort probable que cela sera suivi d’une chute des bénéfices des entreprises, ajoute-t-il.
3. Impact des taux d’intérêt sur le secteur technologique ?
Nous entrons progressivement dans un environnement où les taux d’intérêt plus élevés se mettent à concurrencer le marché actions, surtout dans un environnement qui se dirige vers la récession. Des taux d’intérêt américain à 10 ans approchant les 3,5 % ou des obligations d’État à 2 ans à 3,8 % incitent de nombreux gestionnaires de fonds à se montrer plus prudents et à transférer une partie de leurs positions en actions vers les obligations (pour leurs fonds mixtes). Le rendement à 2 ans, à 3,8 %, est également le niveau le plus élevé depuis octobre 2007.
Les chiffres de cette semaine prouvent que ce ne sont pas seulement les actions les plus chères qui passent la porte, mais un large éventail d’actions : à un moment de la journée (mardi), 99 % des actions du S&P500 ont perdu simultanément du terrain.
L’inflation et les taux d’intérêt élevés ont particulièrement touché les valeurs technologiques, qui ont reculé d’un peu plus de 5 % mardi soir. Les actions de croissance sont sensibles aux taux d’intérêt. Dans un article précédent, nous avions souligné que le secteur se négocie à un taux de croissance des bénéfices supérieur à celui des 25 dernières années, tout comme sa prime de valorisation est supérieure à sa moyenne pour la même période. Les bénéfices futurs des entreprises technologiques ne sont plus actualisés en fonction du ‘free money’ (argent gratuit), mais du coût plus élevé du capital. De plus, l’horizon nécessaire pour voir se réaliser des bénéfices est également fortement réduit pour ces entreprises. Tout cela met la pression sur le secteur.
Les Fed-futures (anticipation des taux d’intérêt de la Fed dans le futur) ont fortement augmenté cette semaine. On s’attend à des taux d’intérêt à court terme de 4,2 % à la fin de cette année, ce qui signifierait qu’après une éventuelle hausse de 0,75 % ce mois-ci, nous connaîtrions une nouvelle hausse en novembre et décembre représentant un pourcentage combiné de 1 %. Tout dépendra de l’inflation sous-jacente.
Si ceux-ci restent dans les fourchettes supérieures, les ‘hawks’ (les faucons de la Fed qui plaident pour des hausses de taux d’intérêt importantes) resteront aux commandes et les taux d’intérêt continueront à augmenter. Dans ce scénario, la technologie continuera à subir un ‘derating’ (ratio cours-bénéfice plus faible). Le secteur IT du S&P500 se négocie aujourd’hui autour d’un ratio cours/bénéfice attendu de 20. L’optimiste soulignera la baisse par rapport au ratio de 29 il y a quelques mois, soit une chute d’un peu plus de 30%. Le pessimiste se référera à 2009 et 2012, années durant lesquelles ce ratio était retombé vers 12. Bien entendu, il s’agissait du secteur large.
À long terme, la technologie reste un secteur crucial. Il suffit de penser à la cybersécurité, aux logiciels d’entreprise, aux technologies médicales, aux robots ou au cloud computing. Ce dernier secteur se négocie aujourd’hui à une EV (valeur d’entreprise) sur cours/bénéfice (trailing) de 8 (venant d’un sommet de 23). Dans le secteur technologique, la sélection reste donc cruciale.
4. En conclusion
Des mois incertains nous attendent. L’Europe et les États-Unis pourraient se diriger vers une récession limitée. Les cours des actions, en particulier en Europe et dans les pays émergents, ont déjà fortement chuté. Nous voyons ici et là des opportunités surgir. L’Italie devient peu à peu très bon marché, avec un ratio cours/bénéfice de 7,6 sur 12 mois. Bien entendu, les élections planent sur ce marché boursier. L’Allemagne se situe juste en dessous de 10, tandis que la France affiche 11,3
Si nous connaissons une légère récession en Europe (ce que certaines sources, comme le FMI, suggèrent aujourd’hui), ce marché, acheté étalé, offre une opportunité. L’euro bon marché pourrait stimuler les entreprises tournées vers l’international. Parmi les entreprises du Stoxx Europe 600, en moyenne, seulement 40 % de leurs revenus proviennent d’Europe, 25 % des États-Unis, un peu plus de 20 % d’Asie-Pacific et le reste d’autres pays émergents (source : Goldman Sachs). Une baisse de 10 % des devises européennes correspondrait à une augmentation de 2 à 3 % du bénéfice par action, écrivent-ils. Bien entendu, la faiblesse de l’euro reflète également notre problème de compétitivité (par exemple, la hausse des prix de l’énergie).
Pour la Chine, Mme Greene (senior fellow à la Brown University et Chief Economist chez Kroll), pointe du doigt les risques des 3D « Disease (corona), Drought (sécheresse) et Debt (endettement) » pour l’économie mondiale. Pourtant, dans la perspective d’une réélection, je pense que le régime autocratique fera tout pour la croissance économique. Ce ne sera plus 5,5 %, mais plutôt une évolution vers les 2 à 3 %. Pour cela, elle sortira les grands moyens, mais de manière mesurée.
Ruchir Sharma, conseiller chez Rockefeller International, croit aux pays émergents. Il voit l’écart de croissance avec le monde occidental passer de 0,5 % à 3 % environ au cours des prochaines années. Les 25 plus grands pays émergents (qui représentent près de 90 % du PNB de ce groupe) sont en bonne santé en ce qui concerne leurs fondamentaux financiers, et leurs devises s’échangent à un cours nettement inférieur à celui du dollar. Bien sûr, il y a les prix plus élevés des matières premières et des denrées alimentaires, les problèmes spécifiques aux pays et l’impact du dollar cher sur leurs dettes. Mais à un ratio cours/bénéfice à 12 mois de 11, une entrée échelonnée n’est peut-être pas déraisonnable.
Pour les États-Unis, la sélection des actions devient une fonction de la croissance dans les années à venir. L’infrastructure se porte bien avec l’inflation plus élevée, et les banques avec les taux d’intérêt plus élevés. Les actions de valeur ou ‘value’ sont cotées très bon marché et se situent selon GMO dans le 11e percentile en mai. Ils basent leur indice de valeur sur des éléments tels que ratios prix/ventes, prix/bénéfice brut, prix/valeur comptable, etc. Aux États-Unis, ainsi que mentionné plus haut, le secteur technologique recèle quelques pépites. Les entreprises à dividendes de bonne qualité, dotées de bilans solides (et affichant donc de faibles besoins d’emprunt), devraient également être en mesure de résister au prochain ralentissement de la croissance.
Une bonne stratégie d’investissement consiste aujourd’hui à combiner des secteurs et régions bon marché et plus chers, écrit Peter Atwater (maître de conférences au Collège de William & Mary et auteur du livre ‘The Confidence Map’). « Un portefeuille équilibré a besoin d’investissements reflétant un large éventail de sentiments, allant de l’euphorie au désespoir. » Ou comment parier sur plusieurs chevaux.
Le mois d’octobre approche, un mois boursier tristement célèbre. Une bonne répartition constitue un bon moyen de faire face à une tempête potentielle.
Jan Vergote est analyste indépendant et le fondateur d’Investment Talks. Il était précédemment responsable de la stratégie d’investissement chez Belfius.