
Les investisseurs en actions exigent un rendement minimum lorsqu’ils mettent de l’argent à la disposition d’une entreprise. Le facteur ‘taux d’intérêt sans risque’ est crucial pour ce rendement minimum requis. Bien entendu, ils exigent en outre une prime de risque. Mais à cet égard, on peut déjà observer une première indication de la correction actuelle du marché, à savoir la forte hausse de ce taux d’intérêt sans risque aux États-Unis (mais aussi dans d’autres régions).
Les bénéfices futurs ont par conséquent moins de valeur aujourd’hui. Lors du calcul d’un cours, il faut actualiser les flux de trésorerie futurs à la date d’aujourd’hui en appliquant un taux d’intérêt plus élevé - lequel taux d’intérêt plus élevé devient à son tour un concurrent pour le marché actions incertain.
Un deuxième facteur crucial est la ‘croissance des bénéfices’ des entreprises. Comment les flux de trésorerie vont-ils évoluer dans les mois à venir ? Non seulement les taux d’intérêt plus élevés rendent les prêts aux entreprises plus coûteux, mais ils ralentissent également l’économie. Le taux de croissance des bénéfices (et des dividendes) est donc surveillé de près.
1. Les taux d’intérêt
Début avril, j’avais évoqué le fait que Citigroup n’excluait pas quatre hausses successives des taux d’intérêt de 50 points de base et j’avais exprimé mon inquiétude quant à la réaction du marché actions. Celle-ci ne s’est pas fait attendre longtemps.
Ce qui ne s’était pas encore manifesté dans le taux directeur officiel (un taux d’intérêt à court terme nettement plus élevé) s’est exprimé dans les déclarations verbales des banquiers centraux américains. Ces dernières semaines, ces derniers ont durci leur ton concernant l’inflation et la rapidité avec laquelle il fallait procéder à des hausses des taux d’intérêt. Le sévère ‘faucon’ Bullard a effectué le travail préparatoire et des ‘colombes’ monétaires comme Brainard et le président Powell ont pu prendre le virage.
1.a. L’impact des taux d’intérêt sur la valeur des actions
Les marchés financiers ont pris ces déclarations au sérieux et les ont intégrées dans leurs modèles d’actions, avec une correction des valorisations à l’avenant. La bourse américaine a fortement réagi à la nouvelle fixation des taux d’intérêt. Le modèle de croissance de Gordon (avec l’hypothèse d’une croissance constante des dividendes) montre l’impact direct de la hausse des taux d’intérêt : Vo (valeur actuelle d’une entreprise) = D1 (dividende en un an) divisé par (r-g), r étant le rendement minimum requis et g la croissance constante des dividendes. Mathématiquement, un rendement minimum requis (r) plus élevé compte tenu de la hausse des rendements obligataires aux États-Unis fait chuter immédiatement (Vo) la valeur théorique de l’entreprise.
1.b. L’impact des taux d’intérêt sur l’économie
La question s’est directement posée de savoir si une approche aussi agressive de ‘frontloading’ (fortes hausses des taux d’intérêt en début de cycle) ne provoquerait pas une récession au lieu de l’atterrissage en douceur escompté.
Les banquiers centraux continuent de répéter que l’économie, soutenue par un marché du travail en expansion, est suffisamment forte pour éviter une récession et réaliser un atterrissage en douceur.
Cet atterrissage en douceur a peut-être commencé en partie. Les marchés reviennent de leur nuage. Mais nous devons garder un œil attentif sur le comportement du consommateur américain. En effet, la consommation représente la plus grande partie de l’activité américaine. Jusqu’à présent, elle ne montre aucun signe de faiblesse. Au premier trimestre, la consommation a augmenté de 2,7 %. Cependant, la croissance américaine s’est refroidie car le commerce extérieur a pesé sur la croissance : le dollar cher a renchéri les exportations (+5,9 %), tandis que les importations ont continué à croître (+17,7 %). Les stocks ont également contribué négativement : les nombreux problèmes de production et d’approvisionnement (par exemple, en raison du confinement chinois) rendent une constitution saine de stocks particulièrement difficile.
Le principal motif de l’accélération du resserrement des liquidités est la surchauffe du marché du travail, qui menace de déclencher une spirale salaires-prix.
1.c. L’impact des taux d’intérêt sur le comportement des banques centrales et l’économie
Que ce soit intentionnel ou non, le ton strict des banquiers centraux entraînera un raccourcissement du cycle de hausse des taux d’intérêt. Les taux d’intérêt obligataires ont déjà fortement réagi : les taux d’intérêt des obligations d’État à 10 ans (l’étalon du coût du crédit dans le monde développé) ont grimpé rapidement à 3 %, soit un quasi-doublement en deux mois ! Les taux d’intérêt sur les prêts hypothécaires se sont envolés, dépassant les 5 % pour un prêt moyen. Ces deux éléments indiquent un resserrement rapide des conditions financières. Des prêts plus chers poussent les investisseurs à réfléchir plus longtemps à un investissement et refroidissent l’économie. La banque centrale espère ainsi conduire l’économie vers l’atterrissage en douceur souhaité.
Mais le marché est très sceptique. Le président a lui-même indiqué que les taux d’intérêt pourraient être relevés au-dessus d’un niveau neutre (taux d’intérêt de 2 à 3 %) si le refroidissement devait s’avérer insuffisant. L’incertitude autour des taux d’intérêt finaux est donc très élevée et rend les marchés agités et volatils.
Dans l’intervalle, les premières fissures dans les résultats des entreprises se manifestent. Amazon a évoqué l’augmentation des coûts de l’énergie et de la main-d’œuvre et mis en garde contre le ralentissement de la croissance du chiffre d’affaires. General Electric a renvoyé à l’impact négatif de la guerre en Ukraine. Les confinements prolongés en Chine se font sentir chez un nombre croissant d’entreprises.
1.c.1. Économie américaine : un marché du travail brûlant
Heureusement, tout n’est pas si sombre. Aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, l’emploi est en plein essor. Aux États-Unis, il y avait en mars presque 2 offres d’emploi par demandeur d’emploi, ce qui est bien supérieur à la période pré-pandémique (1,2 en février 2020). Les changements d’emploi sont nombreux, ce qui pousse encore davantage les salaires à la hausse.
En avril, le chômage est resté stable à 3,6 % (à peine différent du chiffre pré-pandémique) et le nombre d’emplois a augmenté de 428 000, ce qui indique la poursuite d’une forte dynamique de l’emploi. Les ménages ont considérablement réduit leurs dettes ces dernières années. Ils ont constitué des réserves pendant la pandémie et leurs revenus ont augmenté de 30 % au cours des dix dernières années, ce qui, avec les progrès technologiques, a permis de réduire fortement le poids du carburant dans le budget par rapport aux terribles années 70.
1.c.2. Économie dans la zone euro : nouvelle amélioration du marché du travail chez nous également
Dans la zone euro, le chômage est tombé à 6,8 %. Les salaires ont augmenté d’à peine 1,4 % au cours du dernier trimestre 2021. Le taux d’inflation était alors de 4,6 %, ce qui signifie que le travailleur était perdant en termes réels. Nous pouvons nous attendre à des revendications salariales plus élevées. L’Allemagne en est un bon exemple : le taux de chômage y est de 2,9 %, le plus bas depuis le début des chiffres d’Eurostat en 1991. Une étude de la Commission européenne montre que près d’une entreprise sur trois rapportait une pénurie de main-d’œuvre.
La mission des banques centrales est donc claire : éviter une spirale de hausse de l’inflation induite par la hausse des salaires. La Fed a compris le message, la BCE attend toujours de voir ce qui se passe. Nous assisterons peut-être à une première augmentation en juillet. Madame Lagarde déclare qu’elle réagira en fonction des chiffres (‘data-dependent’).
La baisse des chiffres des ventes au détail en mars n’est pas passée inaperçue auprès de la BCE. La hausse des prix de l’énergie érode le pouvoir d’achat. L’importance de la fragile reprise semble prévaloir pour la BCE. Son argument est que des taux d’intérêt plus élevés ne font pas directement baisser les prix du pétrole. Pourtant, la vigilance sera de mise à la BCE. Aux États-Unis, ils sont largement en retard. En Europe, nous devons éviter qu’un marché du travail trop tendu ne donne aux entreprises un nouveau surcoût s’ajoutant au choc énergétique.
Le marché anticipe déjà : depuis avril, les taux d’intérêt allemands ont augmenté de près de 50 points de base. L’investisseur obligataire voit ses pertes augmenter.
1.c.3. Arrêtons-nous un instant sur la Chine : une opportunité ?
Le gouvernement chinois applique une politique très stricte en matière de COVID-19. Il n’y a aujourd’hui guère de place pour le pragmatisme. Plus de 300 millions de personnes se trouvent actuellement dans l’une ou l’autre forme de confinement, ce qui se fait sentir dans différents domaines : les gens ne sont pas autorisés à sortir de chez eux, à aller à l’usine, à conduire un camion, à travailler dans des entrepôts.
En conséquence, les entreprises de production sont à moitié ou complètement paralysées (voir les commentaires d’Apple, par exemple, pour la livraison de leurs smartphones), le commerce international est impacté (Bosch a par exemple souligné les conséquences négatives pour les ventes de voitures en raison de la pénurie de puces).
Le commerce de détail est en baisse (les ventes en magasin ne sont pas suffisamment compensées par les ventes en ligne), ce qui entraîne un ralentissement des débouchés pour les multinationales telles que Coca Cola, Starbucks et Estée Lauder. Afin de compenser la baisse de leurs ventes, elles diminuent leurs prix, tout en étant confrontées à des coûts de transport et de matières premières plus élevés. Nous devons donc garder un œil sur les marges des grandes entreprises internationales. Nous y reviendrons plus loin.
Le Caixin China Service PMI (une enquête menée auprès de 400 entreprises en vue d’évaluer leur activité commerciale) est tombé à 36,2, soit la deuxième plus forte baisse depuis le début des mesures en 2005).
La bourse chinoise n’y a pas échappé : les grands indices chinois ont perdu environ 10 % au cours du mois d’avril. Cela signifie qu’en termes de cours-bénéfices, le marché boursier se situe pratiquement au même niveau qu’au moment de l’éclatement de la pandémie en 2020. Ceux qui acceptent la volatilité se voient offrir un point d’entrée bon marché. Pouvons-nous tomber encore plus bas ? Les chiffres devront fournir une orientation. Quelle sera la sévérité des confinements ? Comment évolueront la consommation et le chômage ? Qu’en est-il des éventuelles nouvelles mesures de relance ? Le gouvernement chinois semble peu enclin à opter pour des baisses de taux d’intérêts et des plans de relance à l’américaine. Le problème de l’immobilier est également abordé avec une méthode lente de suppression progressive plutôt qu’avec un ‘bail-out’ (avec lequel le gouvernement apporte un soutien financier aux entreprises en difficulté).
Ce que les investisseurs doivent savoir, c’est que la Chine travaille sur un nouveau plan de pension pour ses travailleurs, qui pouvaient investir jusqu’à l’équivalent de 1860 dollars dans un plan de pension privé assorti d’avantages fiscaux. Des gestionnaires de fonds tels que Blackrock, JP Morgan ou Amundi y prennent pied et veulent bien entendu leur part de cette nouvelle activité. À long terme, cela soutiendra le marché actions (par exemple, via les investisseurs institutionnels sur le marché des actions A). Un marché actions mature, co-créé par des gestionnaires de fonds réputés, devrait offrir aux Chinois disposant d’une épargne davantage d’opportunités que les seuls investissements immobiliers.
Si nous pouvons mentionner un avantage du ralentissement de la croissance de la Chine, c’est l’impact à la baisse sur les prix du pétrole. Malgré l’annonce effectuée par l’Europe d’un embargo sur le pétrole russe d’ici la fin de l’année, nous ne constatons provisoirement pas une trop forte hausse des prix des références européenne Brent ou américaine WTI. La Chine achète moins de pétrole de la demande mondiale, de sorte que l’impact européen de l’embargo sur le prix du pétrole sera atténué. Bien entendu, il faut voir comment cela va évoluer dans les semaines à venir. La Chine reste en effet le plus grand consommateur de pétrole : le point d’interrogation est de savoir ce qui se passera lorsque la Chine se réveillera après les confinements et se lancera dans la pleine croissance.
2. Croissance des bénéfices : rester dans le jeu ?
L’optimiste affirme que les marchés boursiers ont déjà subi une correction majeure. Et en effet, si nous examinons le facteur PEG du S&P500, nous obtenons un chiffre de 1,2.
PEG signifie Price-Earnings divisé par Growth ou cours-bénéfice divisé par la croissance attendue des bénéfices au cours des 5 prochaines années. Un chiffre inférieur ou juste supérieur à 1 indique en effet un moment d’entrée correct.
Nous avons déjà cité le modèle de Gordon et parlé de ‘g’, le taux de croissance des dividendes dans ce modèle (Vo=D1/r-g). La question clé est la suivante : dans quelle mesure les analystes sont-ils précis avec leur taux de croissance attendu des bénéfices/dividendes ? Dans quelle mesure les marges seront-elles malmenées pendant cette période ? Ou bien peuvent-ils continuer à augmenter leurs prix ?
Nous avons des doutes. La croissance des bénéfices est nécessaire. Une étude réalisée par ClearBridge montre qu’en cas de baisse limitée des bénéfices, les dommages subis par le marché boursier sont en moyenne limités en termes d’ampleur (du pic au creux, de 15 % à 20 %) et restent limités dans le temps (de 6 à 12 mois). Si la chute des bénéfices se poursuit, la perte boursière augmente également (du pic au creux, de 30 à 40 % dans des situations extrêmes, comme l’impact de la crise de l’euro), de même que le temps moyen de récupération (jusqu’à 30 mois ou davantage).
Les bénéfices des entreprises dans les mois à venir sont donc cruciaux.
Si, pour une raison quelconque, ils devaient chuter brusquement, il faudra s’attendre à une nouvelle correction, avec un temps de récupération plus long. La réalité se situera peut-être au milieu, avec de nouvelles baisses de cours et une potentielle reprise boursière dans les 12 à 18 mois. La meilleure façon de faire face à cette incertitude est d’entrer progressivement. Au début de l’année prochaine, les élections de mi-mandat américaines seront passées et nous aurons une image plus claire des bénéfices des entreprises.
Comment réagir en tant qu’investisseur ?
Regardons le cours sur les bénéfices attendus. Des pays comme la Chine, l’Asie, l’Allemagne, la Norvège, l’Italie et la Pologne notent entre 10 et 12 … des marchés historiquement bon marché. Mais comme nous le savons, les marchés peuvent rester bon marché ou baisser encore davantage en raison des nombreuses incertitudes (par exemple, concernant les bénéfices attendus). Une sortie serait dommage, surtout pour les investisseurs ayant un horizon à long terme.
De nombreux investisseurs investissent sur leur marché national, par exemple aux États-Unis, mais c’est également le cas chez nous en Belgique. Pour les deux pays, nous observons un cours sur le bénéfice attendu de 18. Historiquement, cela fait partie des cours les plus élevés. Ceux qui ont des positions importantes peuvent les réduire pour les affecter à d’autres marchés. Ceux qui n’ont pas peur du risque peuvent se tourner vers la Chine ou l’Asie. Une meilleure répartition constitue déjà un atout.
Espérons que la guerre ne s’intensifie pas davantage. Ceux qui continuent à investir avec une bonne répartition devraient pouvoir traverser cette période de turbulence sans dommage majeur.
Jan Vergote est ancien stratège en chef chez Belfius et actuellement conférencier et auteur indépendant. Il écrit sur les marchés en tant qu’expert en connaissances pour Investment Officer.