ECB, hoofdkantoor
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Le 1er novembre, Christine Lagarde a pris la présidence de la Banque centrale européenne, qui pourrait bien se politiser davantage sous son égide. Trois éminents investisseurs exposent leurs craintes.

La BCE a fortement changé durant la présidence de Mario Draghi, tant au niveau de la forme que du fond. L’Italien est devenu un véritable CEO, qui ne cherche plus tant à obtenir l’unanimité des gouverneurs, mais qui imprime sa touche personnelle à la politique monétaire, constatent Peter De Coensel (CIO Fixed Income chez Degroof Petercam Asset Management), Philippe Gijsels (stratège en chef chez BNP Paribas Fortis) et Geert Noels (fondateur et CEO d’Econopolis). À l’aube de l’entrée en fonction de Christine Lagarde, tous trois ont confié leurs inquiétudes à Investment Officer.

Philippe Gijsels ouvre le feu : « Les banques centrales cherchent toujours à s’affranchir de la politique. En Europe, l’influence politique est moins prononcée qu’aux États-Unis. La banque centrale endosse désormais le rôle de sauveteur de l’économie mondiale, et se profile de plus en plus comme « prêteur de dernier ressort. » Les tentatives visant à mettre un terme à la politique monétaire extrêmement souple, notamment de la part de la Fed, ont suscité des réactions particulièrement négatives des marchés. Au moindre signal de normalisation, les places boursières sont prises d’un vent de panique. »

IO : Avec l’arrivée de Christine Lagarde, la BCE va-t-elle réellement rester indépendante sur le plan politique ?

Philippe Gijsels : « Christine Lagarde va poursuivre la politique de Mario Draghi, et donc maintenir ces mesures d’assouplissement « aussi longtemps que nécessaire » – voire les renforcer. Elle subira toutefois des pressions politiques bien moindres que celles dont fait l’objet Jerome Powell aux États-Unis. Selon moi, la pression viendra surtout de l’économie mondiale et des marchés financiers. Si les prévisions d’inflation ne sont pas atteintes, il faudra faire quelque chose. N’oublions pas non plus que le mandat de la BCE a changé au fil des ans : la mission initiale : « assurer la stabilité des prix » s’est transformée en : « maintenir l’inflation sous les 2 % », puis « proche des 2 % ». L’objectif pourrait désormais être « favoriser une inflation à 2 % environ pour chasser le spectre de la déflation ».

Sur le plan budgétaire, l’Europe dispose encore d’une marge de manœuvre pour y parvenir. Le bilan de la BCE représente 40 % du PIB européen - celui de la Fed, aux États-Unis, 20 % seulement du PIB américain.

IO : Quel sera le positionnement de la BCE avec l’arrivée de Christine Lagarde : one woman show ou structure collégiale ?

Geert Noels : « Lors de son audition au Parlement européen, sorte de grand oral avant son embauche définitive, en octobre, Christine Lagarde a montré clairement qu’elle sait comment communiquer (et surtout ce dont elle ne veut pas parler). Elle a au final donné peu de contenu, mais en se contentant d’effleurer la surface, elle a aussi évité toute controverse. Et elle a réussi l’examen, car la plupart des parlementaires européens ont appuyé sa candidature.

J’ai eu l’impression qu’elle se présentait comme une CEO, seule décisionnaire. Or, par essence, à la BCE, plusieurs gouverneurs, représentant plusieurs tendances, prennent des décisions collégiales, notamment en matière de taux – à l’image de la Réserve fédérale, et ce malgré le rôle important joué par plusieurs présidents. Christine Lagarde coupe donc avec le passé. Au FMI, déjà, elle avait révolutionné la gouvernance. Christine Lagarde ne se considérera pas comme la présidente d’un organe collégial, mais bien la CEO de la politique monétaire.

La BCE a aussi évolué au fil des années. Certains principes ont toujours été essentiels, mais l’interprétation personnelle semble parfois même primer sur l’institution. Christine Lagarde est la première directrice de la BCE à ne pas avoir précédemment occupé un poste dans une banque centrale - à l’inverse de Wim Duisenberg, Jean-Claude Trichet et Mario Draghi. Là aussi, la rupture par rapport au passé est énorme. Car si l’on place une figure politique à la tête de la BCE, cette dernière perd de sa crédibilité, et son pouvoir s’ébranle. Des voix dissidentes se font déjà entendre. Klaas Knot, le président de la banque centrale néerlandaise, a ainsi fortement critiqué les mesures d’assouplissement annoncées le 12 septembre.

Je pense que l’on est désormais sur une pente glissante, car les hommes politiques - les ministres des Finances, par exemple –, pourront aussi directement demander des comptes aux gouverneurs de la BCE sur la politique menée, ou sur le manque d’indépendance du président. C’est une situation dangereuse. »

IO : Peter,en tant que gestionnaire obligataire, vous avez sans doute une autre vision des choses ?

Peter De Coensel : « La Banque centrale européenne est née avec le lancement de l’Union économique et monétaire (UEM) le 1er janvier 1999 – un signal politique historique. Les États membres qui ont fait le choix de l’euro ont accepté d’abandonner un levier d’action fort : la politique monétaire. Le Traité de Maastricht fixe les règles du jeu au sein de l’UEM, et pose comme postulat de base l’indépendance de la BCE. Cette institution n’a pas seulement pour mission de garantir la stabilité des prix : après la crise financière, elle a été promue régulatrice du système bancaire européen. Le parcours de la BCE, ces 20 dernières années, n’a pas été parfait. Mais en tant qu’instance supranationale, elle a facilité la mise en place de réformes structurelles par les gouvernements, les aidant à augmenter leur potentiel de croissance. De nombreux gouvernements de la zone euro ont mené une politique irresponsable. La BCE elle-même a été contrainte de recourir à des instruments non conventionnels pour sauver des gouvernements incompétents.

Son incapacité à maintenir l’inflation juste sous les 2 %, conformément à l’objectif qu’elle s’était fixé, s’explique par trois facteurs qui ne sont pas toujours de son ressort : tout d’abord, le manque d’inflation par les coûts dans le secteur bancaire et des entreprises du fait d’un exercice approfondi de renforcement de la productivité et le maintien d’un taux de distribution élevé aux actionnaires. En outre, le marché reste obstinément baissier dans l’énergie et les matières premières. Enfin, la confiance des consommateurs n’a jamais renoué avec les niveaux d’avant 2008. L’inflation par la demande a fait défaut.

Mario Draghi a été une figure de proue de l’indépendance, contournant le Conseil des gouverneurs pour annoncer seul ses décisions – par exemple avec le discours de juillet 2012 sur le maintien des mesures « aussi longtemps que nécessaire », ou encore son intervention à Jackson Hole en 2014. Avec le tandem constitué par Christine Lagarde et Philip Lane, la collégialité sera renforcée, mais la ligne de Mario Draghi sera maintenue. Le 12 septembre, la BCE a abandonné ses objectifs calendaires, mais a décidé d’ouvrir les vannes monétaires jusqu’à ce que l’objectif d’inflation soit atteint. Gouvernements, entreprises et particuliers peuvent obtenir des conditions de financement attrayantes sur le long terme. Au final, les investissements l’emporteront sur l’épargne et les taux nominaux à long terme augmenteront. Je ne saurais prédire quand cela arrivera. Les dirigeants politiques devraient contribuer à la normalisation des taux en menant une politique inspirante au lieu de se concentrer sur leur réélection ou leur popularité sur les réseaux sociaux.

IO : Enfin, la BCE a-t-elle augmenté les inégalités ?

Geert Noels : « Oui. Nous pensons que la BCE prend des mesures trop fortes, peu conventionnelles et potentiellement dangereuses, qui ne se justifient aujourd’hui ni du point de vue de l’inflation ni de celui de la croissance. Indirectement, elles favoriseront le gonflement des prix immobiliers et ceux d’autres actifs. Notre position dans l’or a encore augmenté. Maar Draghi incite le bon père de famille à prendre davantage de risques. »

Peter De Coensel : « Non. Les inégalités sont, entre autres, la conséquence de la déréglementation financière et d’une optimisation extrême des bilans des entreprises et des gouvernements. En bas de l’échelle, les ménages sont continuellement étouffés par les entreprises, qui brident la hausse des salaires réels, et les banques, qui facturent des marges d’intérêt importantes sur les crédits. En haut de la pyramide, les autorités ont réussi à augmenter la pression fiscale directe et indirecte pour financer leur endettement croissant. Il serait donc intellectuellement malhonnête d’accuser la BCE d’accroître les inégalités ! »

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