Comme je l’ai fait lundi, je souhaite aborder les choses sous un angle différent et dresser une liste de points (positifs et négatifs) concernant l’économie américaine et l’impact sur la Bourse. Cette vue d’ensemble vise à dresser un inventaire des événements susceptibles d’influencer la Bourse (en la faisant progresser ou en l’entravant).
5. Courbe des taux d’intérêt inversée
L’année dernière, l’inversion de la courbe des taux était régulièrement citée comme signal d’une récession imminente. En juillet dernier, ce différentiel de taux prédictif était fortement négatif : le taux d’intérêt à 10 ans était de 3,9 %, tandis que le taux à 2 ans était de 5 %, soit un différentiel de taux d’intérêt de -1,1 %. Aujourd’hui, nous avons toujours un chiffre négatif, de -0,3 %. La courbe est donc toujours inversée. Si l’on compare le différentiel de taux d’intérêt avec le taux à trois mois (que certains économistes considèrent comme un meilleur prédicteur de récession), qui oscille autour de 5,2 - 5,3 % depuis des mois, on obtient même un différentiel de taux d’intérêt de -1,2 %. Selon des études menées par la Réserve fédérale de Chicago, nous devrions interpréter ce différentiel de taux d’intérêt négatif comme le signal d’une possible récession.
Selon la source, il y a un décalage de 12 à 30 mois, ce qui signifie que nous devons le surveiller de près cette année. Goldman Sachs estime à 30 % la probabilité d’une récession cette année. Pourtant, la Fed tient aujourd’hui un langage différent : un atterrissage en douceur, basé sur une croissance solide, et combiné à un ajustement fin des taux d’intérêt à court terme. Le fait que les analystes prévoient des baisses de taux d’intérêt plus importantes que ce que suggère la banque centrale (voir leurs graphiques statistiques et déclarations sur les taux d’intérêt) prouve que le scénario d’un ralentissement plus marqué de la croissance est également présent dans l’esprit des analystes. Le fait que le marché estime à un peu moins de 50 % la probabilité d’une première baisse des taux en mars en est une illustration.
6. Conséquences pour les investisseurs
L’atterrissage en douceur est le mantra du mois. En effet, certains éléments plaident en faveur d’un tel atterrissage : l’espoir d’une baisse des taux d’intérêt, la révision à la hausse de la croissance économique (le FMI table sur une croissance mondiale de 3 % cette année, comme l’année dernière), l’amélioration récente des ventes au détail, etc.
Les consommateurs jouent un rôle de premier plan en matière de croissance. Selon Ruchir Sharma (président de Rockefeller International), la population active américaine a augmenté trois fois plus vite que la population sous-jacente, grâce aux immigrants et aux Américains qui ont repris le travail. Selon lui, cela expliquerait pourquoi la récession tant attendue ne s’est pas produite. L’immigration a comblé la pénurie de main-d’œuvre, ralenti l’inflation et stimulé la consommation, écrit-il. L’immigration nette représenterait 25 % de la hausse de la consommation l’année dernière, soit un bon 2,7 %. Politiquement, l’immigration est aujourd’hui un sujet très sensible et pourrait peser sur la croissance cette année. Elle reste cependant nécessaire, écrit-il, car les États-Unis auront besoin d’environ 4 millions d’immigrants par an pour compenser la croissance démographique négative des prochaines années.
Si les consommateurs se désengagent, la situation sera différente. Bien sûr, le raisonnement inverse est également vrai : une consommation durablement élevée, combinée à une pression sur les salaires (en particulier dans le secteur des services), maintiendra l’inflation à un niveau élevé et tempérera davantage les attentes en matière de baisse des taux d’intérêt.
Nous lisons également que les banques ont quelque peu réduit leurs provisions sur les créances douteuses ; elles s’attendent donc à une diminution des prêts impayés. Cependant, nous observons depuis peu une augmentation des arriérés sur les cartes de crédit et les prêts automobiles. Si le ralentissement de l’économie est plus important que prévu, nous savons que les provisions des grandes banques sont largement insuffisantes, ce qui mettra leur secteur sous pression.
La santé se retrouve aujourd’hui dans la tourmente, en premier lieu du fait de l’évolution de la réglementation : la diminution des remboursements pour les patients à faibles revenus touche entre 8 et 25 millions d’Américains (source : centre de recherche KFF). De plus, l’augmentation des taux d’intérêt, la pression sur les marges (en raison de tous les coûts plus élevés) et la pénurie de personnel sont autant d’autres facteurs qui rendent la situation difficile pour ces entreprises. Heureusement, la technologie et l’IA rendent leur secteur plus résistant aux crises qu’auparavant.
L’année dernière, la peur de la récession était très présente sur le marché. C’était une fausse impression : les consommateurs et les entreprises ont bien mieux résisté à la hausse des taux d’intérêt que prévu. Aujourd’hui, tout le monde croit à un atterrissage en douceur. Les actions américaines sont aujourd’hui valorisées à la perfection. La hausse de la fin de l’année dernière est assez rare. Goldman Sachs la place dans le percentile 99. Selon Bank of America, seuls 17 % des investisseurs interrogés croient en un atterrissage brutal et 3 % seulement tablent sur une hausse des taux d’intérêt d’ici la fin de l’année. Il n’en reste pas moins que beaucoup d’incertitudes demeurent. L’inflation jouera-t-elle finalement les trouble-fête, et le scénario de l’atterrissage en douceur est-il un peu trop optimiste ?
Une étude menée par Michael Smolyansky, de la Fed, montre que des dépenses en intérêts plus faibles et des impôts sur les sociétés réduits expliquent plus de 40 % de la croissance des bénéfices réels des entreprises entre 1989 et 2019 pour les sociétés non financières de l’indice S&P500 : un chiffre remarquablement élevé, qui se manifeste de manière logique, bien que dans des proportions variables, dans d’autres pays également.
Les taux d’intérêt et les bénéfices des entreprises (après impôts) sont donc des paramètres cruciaux dans le scénario boursier. En raison du budget du gouvernement américain et de l’inflation plus élevée dans les années à venir, les taux d’intérêt resteront structurellement plus élevés. La hausse de l’inflation est due notamment à la réduction des chaînes d’approvisionnement (par exemple, avec l’élimination partielle de la Chine en tant qu’usine bon marché), au renforcement du pouvoir de négociation des travailleurs, aux budgets élevés nécessaires pour le climat… « Il est fort probable que les taux d’intérêt fluctueront entre 2 et 4 % plutôt qu’entre 0 et 2 % au cours des prochaines années » , écrit Howard Marks d’Oaktree Capital Management, et il n’est pas le seul. Ainsi, le coût du capital des entreprises augmentera donc de manière structurelle, de même que les frais d’exploitation généraux. L’impact de cette situation sur les bénéfices des entreprises se manifestera au cours des prochaines années.
En ce qui concerne le prochain trimestre, nous devrions probablement rester dans le scénario d’un atterrissage en douceur. L’inflation a baissé à un rythme inattendu, même à la surprise de la banque centrale, et la croissance a été sous-estimée par de nombreux analystes et économistes. Les consommateurs continuent à dépenser pour le moment, la croissance des salaires reste sous contrôle et les rémunérations augmentent légèrement en termes réels. Les entreprises déploient beaucoup de nouvelles technologies pour maîtriser leurs coûts tout en préservant leurs marges bénéficiaires.
Pourtant, l’incertitude continue de planer sur le marché. Les incitations fiscales pour les consommateurs disparaissent progressivement, les taux d’intérêt sont de nouveau supérieurs à 4 % (le crédit est redevenu plus cher), la dette publique devient de plus en plus préoccupante, sans oublier bien sûr les risques géopolitiques (comme la possibilité d’une hausse des prix du pétrole et de l’inflation).
Il n’est dès lors pas surprenant que les investisseurs recherchent principalement des facteurs tels que la qualité (par exemple, des actions offrant un rendement élevé sur le capital propre), une croissance stable des bénéfices et un faible endettement. En période d’incertitude économique, ces actions se comportent toujours bien.
7. Conclusion
Dans cette note, nous avons répertorié plusieurs éléments. Des positifs et, comme toujours, des négatifs, typiques de l’économie qui, ne l’oublions pas, n’est pas une science exacte, ce qui se reflète dans la volatilité des taux d’intérêt et des cours boursiers. Terminons tout de même par quelques vœux pour la nouvelle année. L’intelligence artificielle est largement adoptée et contribue à améliorer la rentabilité des entreprises. Non seulement elle compense en partie la hausse des coûts de la main-d’œuvre, mais elle trouve également sa place dans un large éventail de secteurs (par exemple, la santé ou l’industrie manufacturière), ce qui profite à l’ensemble de l’économie.
Dans mon précédent article, j’avais abordé la question des énergies renouvelables. J’y écrivais que nous pouvions nous attendre à une forte accélération des investissements dans les mois et les années à venir, ce qui stimulera la croissance. Nous nous trouvons dans une année électorale, ce qui signifie que le président sortant mettra tout en œuvre pour maintenir la croissance. En rompant brusquement avec la Chine, il ne fera pas avancer les choses. Il faut donc distinguer la rhétorique de la réalité. Les flux commerciaux entre les deux pays restent élevés, ce qui atténue les difficultés d’approvisionnement et réduit la pression sur les banques centrales.
La balle restera dans le camp des investisseurs en actions durant les mois à venir.
Je maintiens mon allocation à 40 % pour les États-Unis, 35 % pour l’Europe, 7 % pour le Japon et 18 % pour les marchés émergents.