
Emprunter en dollars est relativement bon marché, en particulier pour les entreprises et pouvoirs publics des marchés émergents. Mais il n’est pas toujours agréable d’être tributaire du dollar. Le statut du billet vert en tant que monnaie de réserve internationale s’effrite.
La tendance est frappante : à mesure que la valeur du dollar augmente, des marchés émergents essuient systématiquement des revers. Dans la pratique, une hausse de valeur s’accompagne généralement d’une politique monétaire plus austère aux États-Unis. Les emprunts en dollars, auxquels les entreprises et pouvoirs publics de nombreux marchés émergents se livrent volontiers, deviennent par conséquent plus chers.
Or, le désavantage des prêts plus chers n’est pas suivi par l’avantage des exportations meilleur marché. Cela s’explique par le fait que les marchés émergents ne se facturent pas mutuellement dans leurs devises respectives, mais bien en dollars. « Le montant facturé chaque année en dollars de par le monde est un facteur 4,7 fois supérieur à la part des États-Unis dans la demande mondiale. Contre 1,2 fois seulement pour l’euro », explique Craig Botham, économiste spécialiste des marchés émergents chez Schroders.
Selon une étude récente, une augmentation de 1 % de la valeur du dollar dû à cet effet désavantageux entraîne une diminution de 0,6 ou 0,8 % du commerce international.
Même si emprunter en dollars plutôt que dans d’autres devises est meilleur marché pour diverses raisons, cela présente également des inconvénients. Demandez l’avis d’un volontaire turc ou argentin. Leurs deux pays ont vu dégringoler leur monnaie au cours des derniers mois, en particulier à cause de leur dépendance au financement en dollars.
La domination du dollar dans le système financier international a pourtant des raisons valables. Les marchés financiers américains sont de loin les plus importants et les plus solvables au monde et la politique indépendante de la banque centrale américaine est universellement respectée.
Les investisseurs et les entreprises exigent toutefois, en échange de l’acceptation de dollars comme moyen de paiement, que les États-Unis contribuent à la stabilité monétaire, tant chez eux qu’au niveau international. Et c’est précisément là où le bât blesse, explique Sylvester Eijffinger, professeur en marchés financiers à l’Université de Tilburg et à peine rentré d’un séjour aux États-Unis où il a été invité à enseigner pendant un semestre à Harvard. « La stabilité monétaire en Amérique est affaiblie par un manque de discipline budgétaire. La dette publique en pourcentage du PIB avoisine certainement les 120 % (contre 105 % en 2017). Les effets de la politique de Trump sont favorables à court terme, mais certainement pas sur la durée. »
La Réserve fédérale mise sous pression
Sylvester Eijffinger vise également la pression exercée par Trump sur le président de la Fed, Jerome Powell, afin d’y aller doucement avec les hausses de taux. Il peut se le permettre parce que la Fed n’est pas aussi indépendante que la banque centrale européenne, par exemple. Powell a d’ailleurs été nommé par Trump.
D’après l’allocation qu’il a prononcée en août dernier au Jackson Hole, Powell ne semble en effet pas insensible à la pression politique. Le président de la Fed n’a pas dit un mot sur de nouvelles hausses de taux, mais soulignait l’inclinaison de la Fed à diminuer une nouvelle fois le taux en cas de moins bonne conjoncture. Sylvester Eijffinger : « La position du dollar en tant que devise clé s’en retrouvera affaiblie. Nous ne savons pas à quel rythme, mais il ne fait aucun doute que cela va se produire. »
La plus grande menace pour la position dominante du dollar pourrait néanmoins venir de la perte de soft power dans le chef des États-Unis. « La politique de Trump et la perte de crédibilité internationale minent cette soft power à une cadence rapide, ce qui aura un effet irrémédiable sur la crédibilité du dollar », explique Jan Dehn, responsable de la recherche chez le spécialiste des marchés émergents Ashmore.
Jan Dehn : « Trump est en train de saper les fondements du système financier international à un rythme soutenu. Cela peut le faire paraître puissant, mais il met ainsi la position de leader international des États-Unis en danger à partir de l’intérieur. »
Selon Jan Dehn, les individus ne se rendent pas suffisamment compte que nous nous apprêtons à assister à un transfert de pouvoir mondial. « La veille de la Première Guerre mondiale, les marchés financiers étaient dominés par la Grande-Bretagne, et nul ne s’est dit que cela ne durerait pas toujours. Nous vivons précisément une telle situation aujourd’hui. »
Qui prendra dans ce cas le relais des États-Unis, et quand ? « Nous sommes pour l’instant dans une période d’incertitude, sans leadership univoque », estime Jan Dehn. Mais c’est finalement la Chine qui succédera aux États-Unis en tant que leader. « En 2050, l’économie chinoise sera trois fois plus étendue que celle des États-Unis. De plus, la Chine se prépare à devenir le leader international dans les domaines du libre-échange et du changement climatique. »
L’Europe n’aura-t-elle pas droit à un rôle plus décisif ? La zone euro constitue en effet le bloc économique le plus solide au monde. Jan Dehn ne pense pas. « Je suis moi-même Européen, donc j’aimerais beaucoup, mais l’Europe n’y parviendra jamais et restera par conséquent le second violon. »
Sylvester Eijffinger est plus optimiste : « L’euro sera sur un pied d’égalité avec le dollar, avec en outre deux devises clés junior, probablement le yen et le renminbi. » Selon lui, L’Europe est mûre pour exercer le leadership, à présent que l’euro navigue sur des eaux plus calmes. Seule une nouvelle crise de la dette peut venir gâcher la fête.
En définitive, le vrai changement devra venir d’en bas. Tant que les entreprises continuent à se facturer mutuellement et massivement en dollars, le billet vert conservera sa position clé.