Longeval
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Les marchés financiers font la fête comme en 1929. La hausse des valorisations donne le vertige. 

Le rendement des dividendes sur le marché boursier américain est tombé à 1,2 % et le rendement bénéficiaire (le ratio bénéfice/cours) est d’environ 4 %. C’est autant – ou plutôt, aussi peu – que le rendement des obligations d’État américaines à 10 ans, 0,5 % de moins que le rendement à 30 ans et 1 % de moins que le rendement des obligations d’entreprises de bonne qualité. 

L’or atteint des niveaux records. Les réserves mondiales d’or en surface, soit tout l’or jamais extrait par l’homme, s’élèvent à 218 000 tonnes, ce qui correspond à la capacité d’un Boeing 737, et représentent une valeur de 30 000 milliards de dollars. Cela représente un quart de la valeur de toutes les entreprises cotées en Bourse dans le monde. Le prix de l’argent a enfin dépassé son niveau d’il y a cinquante ans. Même la camelote coûte cher : les spreads des obligations à haut rendement sont inférieurs à 3 %, tant aux États-Unis qu’en Europe. 

On serait tenté de vendre ses positions pour moins que ça. Mais, comme le montre l’histoire, les valorisations ne sont pas un outil très fiable pour anticiper les tendances du marché. Et les entreprises spécialisées en IA continuent d’afficher de bons résultats, si l’on excepte les écarts occasionnels, comme celui accusé par Meta. 

Euroclear

L’histoire montre également que « les marchés haussiers ne meurent pas de vieillesse ». D’abord, un élément extérieur doit venir troubler la fête. En attendant, vous pouvez continuer à danser le tango boursier au rythme du momentum.

Ces facteurs externes sont certes difficiles à prévoir, mais ils ne sont pas toujours totalement imprévisibles, comme l’a démontré, entre autres, Michael Burry en pariant contre les subprimes avant que la crise financière de 2008 n’éclate. Il avait simplement fait ses recherches et avait vu venir la tempête. Je n’ai pas de boule de cristal, mais si je dois parier sur des éléments perturbateurs potentiels, voici mes candidats préférés.

Le premier est la quête imprudente de l’Union européenne visant à confisquer les avoirs de l’État russe actuellement bloqués par l’organisme belge Euroclear, ce qui pourrait constituer un nouveau « Lehman Brothers ». La courageuse petite Belgique ne plie toujours pas sous la pression étrangère, mais on ne sait pas combien de temps elle pourra continuer à résister. Après avoir mis à mal l’industrie lourde et le secteur automobile, la politique centraliste de l’UE, toujours plus ambitieuse, menace désormais de faire vaciller le secteur financier européen. L’Europe entendait ainsi rentrer dans la postérité, mais pourrait bien s’être lancée dans une tâche impossible.

Cafards

Le second élément perturbateur potentiel est le crédit privé. Le crédit privé est devenu un marché de plusieurs milliers de milliards de dollars, alimenté par des investisseurs en quête de rendement alors que les banques se montraient plus prudentes dans leurs prêts après la crise financière. Cette tendance est également fortement encouragée par les gestionnaires d’actifs traditionnels, qui voient leurs fonds actifs, et une partie de leur rentabilité, s’échapper vers les ETF

Les récents défauts de paiement, tels que ceux du prêteur automobile à risque Tricolor et du fournisseur de pièces automobiles First Brands, ont placé le secteur sous les projecteurs. Comme nous le savons, le CEO de JPMorgan, Jamie Dimon, a averti qu’il pourrait y avoir d’autres cafards  dans le placard. Le problème est que personne ne semble savoir exactement où. Le marché du crédit privé est souvent opaque : les contrats sont tous très différents, les transactions sont personnalisées et les rapports sont limités. La complexité des montages financiers est écrasante. 

L’organigramme de la structure financière de First Brands ressemble à un plan de plomberie d’une usine pétrochimique du port d’Anvers. First Brands a eu largement recours à l’affacturage, une avance sur les factures représentant jusqu’à 70 % de son chiffre d’affaires, et n’a pas hésité à financer des factures en double. First Brands a également eu recours au supply chain financing, ce qui revient à surcharger l’entreprise de dettes de toutes les manières possibles et imaginables. 

Il ne s’agit pas seulement de se demander si les nouveaux venus, comme les nombreux assureurs européens contraints de quitter la Bourse en raison de Solvabilité II, et les assureurs américains, comprennent bien dans quoi ils investissent. Même les initiés ne semblent plus tout comprendre, et moi non plus.

Frais élevés

À cela s’ajoutent des frais et un effet de levier élevés. Les fonds de crédit privés facturent souvent des frais de gestion et des commissions de performance. Cela pousse les gestionnaires à utiliser un effet de levier excessif. Ils tentent ainsi d’augmenter les rendements des prêts seniors « sûrs » au niveau du fonds ou via des lignes de financement, afin que, si tout se passe bien, il reste un rendement suffisant pour les investisseurs après déduction des frais. 

Les CLO (Collateralised Loan Obligations) sont omniprésents. Il s’agit d’un sous-ensemble des CDO (Collateralised Debt Obligations), qui ont été les moteurs de la crise financière de 2008. Les gestionnaires regroupent les prêts aux entreprises à effet de levier en tranches et les vendent à des investisseurs à la recherche de rendement. Le marché du crédit privé est plus « inefficace » que le marché obligataire ordinaire, ce qui donne aux gestionnaires dotés de solides compétences une meilleure chance d’apporter une valeur ajoutée. 

Cependant, les recherches universitaires montrent que les meilleurs gestionnaires augmentent leurs honoraires à un niveau qui réduit considérablement la valeur ajoutée brute. Ainsi, le marché du crédit privé, après déduction des frais, reste efficace. Certains gestionnaires de fonds de fonds facturent non seulement une commission fixe, mais aussi une commission de performance propre, de sorte que l’investisseur paie au total deux fois une commission fixe et deux fois une commission de performance. Cela incite les gestionnaires de fonds de fonds à sélectionner principalement des fonds à fort effet de levier. Dans le cas du crédit privé, il n’existe pas toujours de mécanismes de gouvernance suffisamment solides pour contrer ce type de conflit d’intérêts. 

D’autres exemples incluent l’absence d’un administrateur neutre pour coordonner les processus de restructuration. La documentation peut conférer un pouvoir excessif à une seule partie prenante, créant des conflits d’intérêts et retardant les restructurations précisément au moment où le temps, c’est de l’argent. Les agences de notation soulignent que les gestionnaires utilisent régulièrement des estimations de crédit internes ou des notations de crédit par lettre privée fournies par de petites agences de notation bienveillantes. 

La qualité des garanties laisse par ailleurs souvent à désirer. Dans leur quête de rendement, certains prêteurs acceptent aujourd’hui des ajustements agressifs de l’Ebitda, des clauses peu contraignantes et des garanties de peu de valeur en cas de problème (par exemple, les prêts à la consommation à risque dont le taux de défaillance est en hausse). Lorsque la même garantie est mise en gage plusieurs fois ou lorsque les chiffres sont fournis tardivement, sans audit ou répartis entre plusieurs véhicules (SPV), les valeurs de recouvrement escomptées s’effondrent. Les lettres annexes et les structures hors bilan peuvent en fait placer les investisseurs au dernier rang des créanciers.

Banques parallèles

Les autorités de régulation financière ont souligné à plusieurs reprises les risques liés à l’essor du système bancaire parallèle, qui comprend les fonds de crédit privés. Il est illusoire de penser que cette évolution mettra le secteur bancaire traditionnel à l’abri des chocs du crédit privé. Les banques sont en effet mieux capitalisées aujourd’hui qu’à la veille de la grande crise financière, mais les deux mondes sont imbriqués par le biais de lignes de financement, de mises en pension et de produits dérivés. En clair, les établissements non bancaires empruntent aux banques, de sorte que lorsque les établissements non bancaires font faillite, ils entraînent les banques dans leur chute.
 

Les établissements non bancaires empruntent aux banques, de sorte que lorsque les établissements non bancaires font faillite, ils entraînent les banques dans leur chute.

Dans le même temps, il y a trop de liquidités et pas assez d’opérations de qualité. Le secteur du crédit privé approche la barre des 3000 milliards de dollars, grâce aux investissements continus des grands gestionnaires d’actifs, assureurs et fonds de pension. La concurrence comprime les spreads de crédit et assouplit les conditions, précisément au moment où les taux d’intérêt élevés rendent les erreurs coûteuses. Alors que de nouveaux capitaux continuent d’affluer, la discipline des fournisseurs de crédit privés se relâche. Le vendeur à découvert Jim Chanos est particulièrement perspicace : selon lui, First Brands pourrait être le signe avant-coureur de problèmes plus vastes lorsque le cycle se retournera et que la « machine magique » du crédit privé se heurtera à la réalité.

Veuillez m’excuser un instant. Mon portefeuille a besoin d’une coupe. Dans ce contexte, il est judicieux de réduire quelque peu les positions à risque. Et si elles repoussent, il faudra retourner chez le coiffeur.

Professeur adjoint de Finance à la Vlerick Business School, Jan Longeval a fondé Kounselor Consulting. Il partage son expertise de l’investissement dans des chroniques pour Investment Officer.

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