Longeval
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L’expert en investissement Jan Longeval aborde la guerre en Ukraine à travers le prisme de la finance comportementale. « Nos agissements sont dictés par des narratifs », explique-t-il dans cette première partie.

Depuis 35 ans, Jan Longeval se consacre à la finance comportementale. Il a été le fondateur du premier fonds d’actions européen basé sur cette discipline. « La finance comportementale identifie environ 180 biais psychologiques qui entravent une bonne prise de décision. En tant que champ d’étude académique, elle existe maintenant plus de 50 ans, mais les biais psychologiques sont loin d’avoir disparu. »

« Bien au contraire. Certains biais, comme la pensée de groupe, sont plus forts que jamais. Ainsi, les algorithmes des réseaux sociaux attisent les réactions des utilisateurs. Ils cherchent à les provoquer en les abreuvant d’images et d’informations qui les irritent. Et si vous osez exprimer une opinion qui s’écarte du discours dominant, vous êtes immédiatement qualifié de stupide sur les réseaux sociaux. Ou de criminel qu’il faut boycotter. »

« Les narratifs sont donc à l’origine de cette pensée de groupe, avec laquelle les individus cessent de réfléchir par eux-mêmes et se contentent d’adopter passivement le récit dominant. Comme dans le domaine de l’investissement, nos agissements sont guidés par des narratifs forts, qui peuvent être faux. Lorsqu’un tel narratif est suffisamment fort, les gens ne prennent plus la peine d’en vérifier l’authenticité ni les fondements. C’est ce qu’on appelle le biais narratif (narrative fallacy). Le bitcoin en est un exemple parfait, tout comme le conflit en Ukraine : il s’agit d’une affaire complexe, avec de nombreuses strates, façonnée par une longue histoire, mais réduite à un narratif spécifique et facile à croire. »

Le point de départ

Pour illustrer l’omniprésence des biais comportementaux, Jan Longeval les applique au conflit en Ukraine. Comme il en existe des dizaines, il en présente quelques-uns ce mois-ci, puis en abordera d’autres le mois prochain. Il insiste sur le fait que son analyse ne repose sur aucune position politique, mais vise uniquement à proposer un aperçu neutre de la situation.

« Pour illustrer un premier biais, revenons sur la manière dont la guerre a effectivement commencé : avec des biais cognitifs et des déclencheurs psychologiques. Plusieurs facteurs psychologiques ont contribué à la décision de la Russie d’envahir l’Ukraine. Revenons en 1990. Lors de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement de l’Union soviétique, l’Occident l’avait solennellement promis à Mikhail Gorbatchev que « l’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’Est ». Pourtant, l’OTAN s’est étendue par vagues successives, atteignant même les frontières russes. La Russie s’est alors sentie trahie par l’Occident. »

« Pendant des années, les Russes ont clairement indiqué que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN constituerait une ligne rouge. Lorsque les intentions d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN sont devenues plus concrètes et que la Russie a estimé que les accords de Minsk n’étaient pas respectés, elle a envahi l’Ukraine. Le sentiment de trahison, au même titre que l’humiliation, suscite des émotions extrêmement fortes, qui influencent notre comportement. Il engendre colère et agressivité, des représailles actives, comme une invasion militaire, ainsi que des actions passives-agressives, comme le sabotage. »

« La trahison pousse également à se retirer de toute interaction sociale, par crainte d’être de nouveau trahi. L’esprit reste focalisé sur la trahison, ressasse les événements et amplifie les émotions négatives. Vladimir Poutine a tourné le dos à l’Occident parce qu’il le considère fondamentalement indigne de confiance en raison de ce qu’il perçoit comme une trahison. »

Cornes et auréole

Voilà pour le point de vue ou le narratif russe. « L’Occident considère qu’il s’agit d’un narratif erroné », poursuit Jan Longeval. « En Occident, le narratif est que Vladimir Poutine est un despote dont la véritable ambition est de reconstruire un Grand Empire russe. Il est dépeint comme un agresseur, à l’image d’Adolf Hitler. En finance comportementale, on parle de horn effect : on diabolise une personne en lui attribuant des cornes de démon, ce qui conduit à percevoir d’emblée tout ce qu’elle dit ou fait comme négatif. »

« Le pendant de cette stratégie est le halo effect : on coiffe une personne d’une auréole, ce qui amène à considérer tout ce qu’elle dit ou fait comme intrinsèquement positif. Pensez, par exemple, à Barack Obama à l’époque. Vladimir Poutine, de son côté, a lui aussi diabolisé l’Occident. Cette diabolisation mutuelle, alimentée par le horn effect, rend tout dialogue impossible. En effet, le point de vue – ou le narratif – de l’autre camp est d’emblée considéré comme faux ou trompeur. Dès lors, la contrainte devient la seule issue envisagée : chacun cherche à faire plier l’autre. Vladimir Poutine utilise des moyens militaires, l’Occident une escalade des sanctions, et c’est l’Ukraine qui en paie le prix. »

Myopic loss aversion

Un autre exemple de biais commun aux investisseurs et à la guerre est la myopic loss aversion, explique Jan Longeval. « L’économie comportementale montre que les individus redoutent davantage les pertes qu’ils ne valorisent les gains équivalents : en moyenne, une perte pèse 2,5 fois plus qu’un gain. Les actions de la Russie peuvent être interprétées comme une tentative d’éviter des pertes : celle de l’Ukraine au profit de l’Occident et l’installation de l’OTAN à ses portes. La Russie a toujours considéré l’Ukraine comme faisant partie de sa sphère d’influence, et tout rapprochement avec l’OTAN ou l’Occident est perçu non pas comme un changement, mais comme une perte. »

« On retrouve également deux autres biais psychologiques courants chez les investisseurs : l’excès de confiance et l’illusion de contrôle. Le leadership russe, et en particulier Vladimir Poutine, a probablement surestimé les capacités de l’armée russe tout en sous-estimant la résistance ukrainienne. Les Russes avaient également l’illusion de contrôler la situation : malgré les échecs passés, comme la guerre soviétique en Afghanistan, les élites russes croyaient pouvoir s’emparer rapidement de Kiev et y installer un régime pro-russe. Entre-temps, le conflit s’est enlisé dans une guerre de tranchées. Après trois ans de guerre, le bilan humain s’élève à un million de morts. »

Chaque mois, Investment Officer sonde Jan Longeval, expert en investissement, sur sa vision de l’actualité économique et financière. L’entretien d’avril sera consacré au deuxième volet de cette perspective.

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