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Chaque mois, Investment Officer sonde Jan Longeval, expert en investissement, sur sa vision de l’actualité économique et financière. Au menu cette semaine : la fin de la politique de taux zéro au Japon, avec un démenti sur un cliché répandu concernant les obligations d’État.

La banque centrale du Japon a officiellement mis fin à huit années de politique de taux d’intérêt négatifs et relevé ses taux d’intérêt pour la première fois en 17 ans. Jan Longeval profite de cet événement pour se pencher sur ce qu’il considère comme l’une des plus grandes méprises concernant le marché des obligations d’État. 

« Le cliché veut que les taux d’intérêt obligataires soient finalement dictés par les marchés financiers, par les bond vigilantes, ou justiciers obligataires. Cependant, c’est une vision très peu nuancée. Ce n’est pas pour rien que les taux d’intérêt obligataires ont pu demeurer extrêmement bas pendant aussi longtemps au Japon, alors que le pays accumulait une dette publique vertigineuse : le Japon est en effet un pays souverain sur le plan monétaire. Autrement dit, le pays possède sa propre devise, et s’endette uniquement dans cette monnaie, à l’instar des États-Unis avec le dollar et du Royaume-Uni avec la livre sterling. »

Dans les pays développés qui ont conservé leur souveraineté monétaire (et ce, dans une mesure raisonnable), c’est en fin de compte la banque centrale du pays qui fixe les taux d’intérêt à court terme, mais aussi ceux à long terme. Cela s’explique par le fait qu’un pays souverain sur le plan monétaire possède the power of the purse, autrement dit le pouvoir financier.


« Le cliché veut que les taux d’intérêt obligataires soient finalement dictés par les marchés financiers. »


Un pays comme le Japon (où le gouvernement collabore étroitement avec la banque centrale, la BoJ) peut générer autant de sa propre monnaie qu’il le souhaite pour rembourser ses dettes, et influencer les taux d’intérêt via l’assouplissement quantitatif (ou QE), une création monétaire purement numérique : il suffit d’appuyer sur un bouton. Plus de la moitié de l’encours de la dette publique japonaise a été racheté par la BoJ via le QE afin de maintenir les taux d’intérêt à long terme à un niveau anormalement bas. »

Widowmaker

Un pays souverain sur le plan monétaire ne peut pas se trouver en défaut de paiement sur l’encours de sa dette (autrement dit, ne plus rembourser sa dette), sauf s’il choisit délibérément de le faire, poursuit Jan Longeval. Aux États-Unis, par exemple, on assiste à ce vaudeville récurrent qui consiste à refuser dans un premier temps de relever le plafond de la dette. S’il arrivait un jour qu’aucun accord politique ne soit trouvé pour relever ce plafond, les Américains pourraient se retrouver en défaut de paiement sur l’encours de leurs obligations d’État. Cela se produirait donc uniquement si le pays le décidait. Cependant, cela ne signifie pas pour autant qu’un pays peut agir à sa guise parce qu’il est souverain sur le plan monétaire. Si un tel pays exagérait, il lui serait naturellement plus difficile de contracter de nouvelles dettes.

« Le marché des obligations d’État japonaises, ou le marché des JGB (Japan Government Bonds), est appelé le widow maker (faiseur de veuves) dans le milieu des fonds à effet de levier, explique Jan Longeval. En effet, au cours des 20 dernières années, tous les fonds à effet de levier qui ont vendu des JGB à découvert se sont cassé les dents. Des personnes comme l’investisseur Kyle Bass, qui est loin d’être un novice, ont qualifié le marché des JGB de système de Ponzi au bord de l’implosion. En 2010… après quoi le taux d’intérêt des JGB a encore baissé de 2 %. »

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« Kyle Bass a qualifié le marché des JGB de système de Ponzi au bord de l’implosion. »


Pourquoi ont-ils commis cette erreur ? Parce qu’il ne faut jamais partir en guerre contre un acteur en mesure de créer autant d’argent qu’il le souhaite à partir de rien, et de l’utiliser pour acheter autant d’obligations qu’il le désire. Le Japon a même introduit un contrôle de la courbe des taux, car il souhaite que les taux d’intérêt à long terme évoluent entre deux niveaux spécifiques. Le pays ne s’en cache d’ailleurs pas : « Si on tente de spéculer contre notre marché obligataire, nous créerons tout simplement plus d’argent et continuerons d’acheter le marché jusqu’à ce que les taux baissent à nouveau. »

Don’t fight the Fed

L’adage boursier Don’t fight the Fed (ne luttez pas contre la Fed) est un cliché, mais il n’en est pas moins vrai. « Les États-Unis sont eux aussi un pays souverain sur le plan monétaire, à même de créer autant de dollars qu’ils le souhaitent, et par conséquent d’acheter autant d’obligations qu’ils le désirent - contrairement aux États membres de l’Union monétaire européenne qui, à l’époque, ont sacrifié leur souveraineté monétaire sur l’autel de l’unification européenne. Dans les zones monétaires et les pays ayant renoncé à leur souveraineté monétaire, ce sont finalement les marchés financiers qui déterminent le niveau des taux d’intérêt à long terme. »


« Le risque d’une crise financière est plus élevé dans la zone euro qu’en Amérique ou au Japon. »


« Ce phénomène a été observé lors des crises de l’euro. Les taux d’intérêt obligataires ont grimpé sous la pression des marchés financiers. Ce n’est que lorsque Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne, a affirmé qu’il ferait « everything it takes » («  tout ce qui serait nécessaire ») qu’il a revendiqué de manière informelle le pouvoir financier et injecté autant de liquidités que nécessaire pour faire baisser les taux d’intérêt et désamorcer la crise. En Europe, les règles monétaires sont souvent assouplies lorsque la situation devient critique, mais le fait est que le mandat de la BCE est plus restreint que celui des banques centrales des États-Unis et du Japon. Aujourd’hui, le risque d’une crise financière est donc plus élevé dans la zone euro qu’en Amérique ou au Japon. » 

Trois baisses de taux

« Les taux d’intérêt ont augmenté ces dernières années parce que la Réserve fédérale américaine l’a permis, souligne Jan Longeval. La Fed sait également qu’un environnement de taux d’intérêt anormalement bas est malsain et conduit à certaines aberrations économiques telles que la spéculation, la mauvaise allocation des capitaux et le maintien en vie d’entreprises zombies. C’est pour cette raison que, progressivement, les banques centrales ont réduit leur assouplissement quantitatif afin de signifier qu’elles toléraient à nouveau une remontée des taux d’intérêt à long terme. » 

L’assouplissement quantitatif n’est d’ailleurs pas une nouveauté. Pendant la Seconde Guerre mondiale et durant les années qui ont suivi, la Fed était placée sous l’autorité du Trésor, le ministère des Finances. La Fed avait pour ordre de maintenir les taux d’intérêt à long terme sous le seuil de 2,5 % via l’assouplissement quantitatif, et les taux d’intérêt à court terme autour de 0,5 % –une forme de contrôle de la courbe des taux avant la lettre. » 

« Dans les périodes exemptes d’assouplissement quantitatif, les banques centrales tentent généralement d’influencer les taux à long terme de manière indirecte via les taux à court terme ainsi qu’en fournissant des ‘orientations’ sur leur politique monétaire future. En fin de compte, les taux d’intérêt à long terme, ou la courbe des taux, ne sont rien d’autre que le reflet des attentes du marché concernant l’évolution future des taux à court terme. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les mécanismes utilisés par la banque centrale pour ajuster les taux à court terme sont identiques à ceux employés pour réguler les taux à long terme. Le terme d’assouplissement quantitatif n’est généralement utilisé qu’en référence aux taux à long terme, mais il pourrait tout aussi bien s’appliquer aux taux à court terme. »


« Les mécanismes utilisés par la banque centrale pour ajuster les taux à court terme sont identiques à ceux employés pour réguler les taux à long terme. »


Aujourd’hui, la Fed anticipe trois baisses de taux cette année, dont la première pourrait avoir lieu en juin. « La Fed envoie ainsi un signal au marché : où pense-t-on que les taux d’intérêt à court terme se situeront dans un an ou deux ? Vous verrez alors que, typiquement, les taux d’intérêt à long terme vont s’aligner sur cette anticipation. De cette manière, un pays souverain sur le plan monétaire contrôle presque intégralement le marché des taux d’intérêt. Les taux à long terme n’augmentent que dans la mesure où les banques centrales des pays développés, souverains sur le plan monétaire, l’autorisent. » 

Le Japon en est le meilleur exemple. Le pays affiche aujourd’hui un ratio dette/PIB de 270 %, soit deux fois plus élevé que celui des États-Unis ou de la Belgique. Pourtant, ce taux d’intérêt n’a jamais déraillé, car la banque centrale du Japon a réussi à réduire le taux à long terme en exerçant une pression considérable. Par conséquent, adhérer simplement à l’idée que les marchés financiers déterminent les taux d’intérêt à long terme dans des pays comme les États-Unis ou le Japon pourrait mener à une impasse, comme l’ont expérimenté les fonds à effet de levier. »

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