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Avec la lutte pour le pouvoir entre la Chine et les États-Unis, la géopolitique est de retour en force. Elle a engendré une dynamique « perdant-perdant », dans laquelle chacun privilégie avant tout son propre intérêt. Pour les investisseurs, cela signifie un cycle plus volatil. Dans cette optique, les experts recommandent de penser en termes de scénarios et d’intégrer la gestion des risques dans leur pratique quotidienne.

Cet article marque le début d’une série spéciale d’Investment Officer sur l’impact des développements géopolitiques sur les investissements, avec des éclairages et des analyses d’experts sur les transformations mondiales. Cette thématique sera également abordée lors des prochains événements organisés par Investment Officer, dont le Portfolio Day le 20 juin à Bruxelles et le Fondsevent le 30 septembre à Bussum.  

 


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  Roelof Salomons, professeur en théorie de l’investissement à l’université de Groningue, évoque le manque de connaissances historiques chez les investisseurs.


L’année 2014 pourrait bien avoir marqué un tournant dans l’histoire mondiale récente. Cette année-là, les rivaux géopolitiques de l’Occident ont fait irruption sur la scène mondiale avec des actes brutaux et choquants : la Russie a annexé la Crimée, la Chine a revendiqué des îles dans ses eaux extraterritoriales et l’Iran a conclu des alliances avec la Syrie et le Hezbollah pour étendre sa sphère d’influence au Moyen-Orient. 

Pour les États-Unis et l’Europe, ces provocations ont constitué un choc majeur. Après l’effondrement de l’Union soviétique, l’Occident avait emprunté une autre voie et s’était concentré sur la gestion d’un ordre mondial censé apporter une situation gagnant-gagnant pour tous, impliquant la mondialisation, le libre-échange mondial, le respect de l’État de droit et des droits de l’homme, ainsi que la non-prolifération nucléaire. 

Le fait que les États-Unis et l’Union européenne ont été surpris par le retour de la géopolitique s’explique par leur mauvaise interprétation de l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Bien que la dissolution de l’Union soviétique ait marqué une victoire idéologique du capitalisme sur le communisme (The End of History, comme l’avait écrit le politologue Francis Fukuyama en 1992), cette victoire ne signifiait pas que l’usage de la force, dans le cadre d’une politique d’assertion du pouvoir avait perdu son sens. Au contraire. La frustration engendrée par la victoire idéologique revendiquée par l’Occident a alimenté le révisionnisme, en particulier en Russie et en Chine. Depuis 2014, la dynamique des relations internationales est donc sujette à des changements brusques. 

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2014 La Russie annexe la Crimée

2015 La Chine commence à construire des îles dans la mer de Chine

2016 Brexit

Donald Trump devient président

2017 La Russie expulse 755 diplomates américains

2018 Les États-Unis se retirent de l’accord nucléaire avec l’Iran

2019 Destitution de Donald Trump

2020 Joe Biden est élu 46e président des États-Unis

2021 Les États-Unis et l’OTAN achèvent leur retrait d’Afghanistan

2022 La Russie envahit l’Ukraine

 « La dynamique perdant-perdant »

Avec le recul, il apparaît maintenant clairement à quel point l’Europe, en particulier, a été naïve. Cette prise de conscience est confirmée par le rapport de la Conférence de Munich sur la sécurité 2024, qui s’est tenue dans la ville éponyme, du 17 au 19 février. Ses auteurs écrivent que « dans un contexte marqué par des tensions géopolitiques croissantes et une insécurité économique grandissante, de nombreux gouvernements ne se concentrent plus sur les avantages absolus de la coopération mondiale, mais s’inquiètent de plus en plus de ne pas tirer autant profit des coopérations internationales que d’autres. »

Cette dynamique « perdant-perdant » incite de plus en plus de gouvernements à privilégier les avantages relatifs plutôt que de s’engager dans une coopération bénéfique pour tous. L’unilatéralisme prôné par Donald Trump au cours de sa présidence, avec son slogan America First, en est un exemple. En revanche, les partisans de l’ordre libéral international, introduit après la Seconde Guerre mondiale, parmi lesquels comptent de nombreux pays d’Europe, estiment toujours qu’il est préférable d’accroître la taille du gâteau. 

Mais selon cette conception, comme le souligne le rapport de Munich sur la sécurité 2024, ces pays sont confrontés à un autre défi, à savoir le point de vue de la partie de l’humanité vivant dans la pauvreté ou souffrant de conflits prolongés. Pour eux, l’appel de l’Occident à défendre un ordre abstrait fondé sur des règles et à en ventiler les coûts constitue la preuve qu’il fait la sourde oreille. De plus, l’accent mis par l’Occident sur l’ordre libéral international est vu comme une preuve de son hypocrisie, car il ne sert à rien d’autre qu’à maintenir le statu quo de la domination occidentale, y compris sur le Sud dans son ensemble, affirment les critiques dans le rapport. 


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  Francis Fukuyama évoque la montée du populisme (Munich, 2020)




Lire le Rapport sur la sécurité de Munich 2024


Outre ces derniers, la Chine, qui est peut-être le plus grand bénéficiaire de l’ordre économique libéral, a le sentiment que les États-Unis freinent ses aspirations légitimes. Par conséquent, l’empire du Milieu réclame une plus grande part du gâteau. Louis Gave, du cabinet GaveKal, spécialiste de l’Asie, souligne par exemple que la Chine n’exporte plus de biens de consommation bon marché, mais se concentre de plus en plus sur les biens d’équipement tels que les voitures (électriques), les panneaux solaires, les chemins de fer et les centrales nucléaires. Le pays grimpe ainsi dans la chaîne de valeur, ce qui constitue une menace directe pour les pays exportateurs tels que l’Allemagne, le Japon et la Corée du Sud. 

Ce succès chinois suscite donc des contre-réactions en Occident, qui prennent la forme d’appels à des restrictions commerciales. En effet, les gardiens traditionnels de l’ordre mondial voient leur propre part dans l’économie mondiale diminuer. Dans le même temps, les personnes de tous les pays du G7 interrogées dans le cadre du Munich Security Index 2024 s’attendent à ce que la Chine et d’autres acteurs de l’hémisphère Sud deviennent beaucoup plus puissants au cours de la prochaine décennie, alors qu’elles voient leur propre pays stagner en termes de croissance et de prospérité. 

Comme de plus en plus d’États évaluent leur succès à l’aune de celui des autres, une spirale infernale de pensées relatives, de perte de prospérité et de tensions géopolitiques croissantes menace de se développer. La dynamique « perdant-perdant » qui en résulte se manifeste déjà dans de nombreux domaines politiques et affecte également différentes régions.

Retour du « jeu à somme nulle »

Ainsi, le retour du « jeu à somme nulle », défini par l’économiste et marchand anglais Thomas Mun au XVIIe siècle pour contrer l’hégémonie de la République des Provinces-Unies des Pays-Bas dans le commerce mondial, est imminent : le gain de l’un se traduit par la perte de l’autre. Cela avait conduit à plusieurs guerres maritimes, qui avaient fini par briser le pouvoir de la République.

La résurgence de la géopolitique a donc des conséquences majeures pour les investisseurs et les marchés financiers. Pendant des années, les investisseurs et les stratèges en allocation d’actifs ont plus ou moins ignoré ces risques. Mais cela a changé, explique Andy Langenkamp, analyste en géopolitique pour ECR Research. Selon lui, la demande d’analyse des risques géopolitiques dans le monde des affaires et sur les marchés est en forte hausse. À cet égard, il souligne que Deutsche Bank et Citi ont créé des départements dédiés à la géopolitique, tandis que BlackRock a lancé un indicateur mesurant le risque géopolitique. 

Et ce mois-ci, Amundi, le plus grand gestionnaire d’actifs d’Europe, a lancé son premier indice de sentiment géopolitique, un outil destiné à soutenir le processus d’investissement. Amundi s’attend à ce que le risque géopolitique reste élevé dans les années à venir en raison du nombre croissant de parties impliquées, des profonds changements géopolitiques et technologiques et de la détérioration des relations bilatérales.


Voir l’Indice de sentiment géopolitique


Dans sa publication de février, BlackRock affirme que les risques géopolitiques sont à leur plus haut niveau depuis 18 mois. La fragmentation entre les blocs géopolitiques et économiques s’accentue, la volatilité augmente et l’ordre mondial devient moins prévisible. Selon le gestionnaire d’actifs américain, le nombre de conflits a atteint son niveau le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale. En tête du classement des risques pris en compte figurent les cyberattaques, les attentats terroristes et les tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis concernant Taïwan et/ou la mer de Chine méridionale. 

L’indicateur de risque géopolitique de BlackRock :

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L’OMS déclare que le Covid-19 est une pandémie

La Russie envahit l’Ukraine

Source : BlackRock Investment Institute – février 2024

D’un point de vue stratégique, les principales recommandations d’achat de BlackRock sont le crédit privé (du fait de son rapport risque-rendement intéressant), les obligations indexées sur l’inflation (alors que l’inflation avoisine 3 %) et les obligations d’État à court et moyen terme (en raison des incertitudes concernant l’inflation et de l’intérêt limité de la part des investisseurs). 

D’un point de vue tactique, c’est-à-dire pour des opportunités à un horizon de trois à six mois, BlackRock privilégie les actions des marchés développés. En ce qui concerne les obligations, la préférence va au court terme, avec le maintien d’une position neutre sur les titres du Trésor américain à long terme. Sur le plan géographique, la préférence va aux actions japonaises sur les marchés développés, et aux actions indiennes et mexicaines sur les marchés émergents.

La géopolitique alimente l’inflation

La recommandation de BlackRock concernant les obligations indexées sur l’inflation, par exemple, correspond à l’idée que les risques géopolitiques augmentent le risque d’inflation, explique Roelof Salomons, professeur en théorie de l’investissement à l’université de Groningue. À cet égard, il se réfère à l’étude Do Geopolitical Risks Raise or Lower Inflation? récemment publiée dans The American Economic Review, qui fait autorité en la matière. Dans cette étude, quatre scientifiques analysent une base de données unique de données macroéconomiques historiques remontant à 1900 et couvrant 44 pays, et montrent que les risques géopolitiques s’accompagnent à la fois d’une inflation élevée et d’une activité économique plus faible. De plus, ils entraînent une augmentation des dépenses militaires, de la dette publique et de la masse monétaire, ainsi que des perturbations de l’approvisionnement et une diminution du commerce international. 


Lire l’étude Do Geopolitical Risks Raise or Lower Inflation? 


Pour Roelof Salomons, « à long terme, la géopolitique a un impact limité, mais à court terme, les risques (géo)politiques sont effectivement accrus. On peut alors se demander quelles seront les conséquences pour les investisseurs. De fait, ces derniers manquent souvent de connaissances historiques. De nombreuses générations ont grandi après la chute du Mur de Berlin en 1989, y compris moi-même. C’était la période des « dividendes de la paix », avec un environnement très stable, peu d’inflation, peu de volatilité dans l’économie et sur les marchés financiers. Aujourd’hui, les investisseurs doivent probablement s’attendre à une croissance plus volatile et plus faible, ainsi qu’à une prime de risque plus élevée. En somme, le cycle devient tout simplement plus volatil. »


« On ne sait pas ce qui va se passer, mais on peut réfléchir à ce qui pourrait se passer. »

Roelof Salomons, professeur en théorie de l’investissement à l’université de Groningue


Et le professeur d’ajouter : « Si l’on considère les 30 ou 40 dernières années, nous n’avons en fait plus vraiment l’habitude de faire face à de nombreux risques géopolitiques. Nous avons connu la guerre en Irak, le 11 Septembre et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais nous ne sommes plus habitués à des périodes prolongées de risque. En tant qu’investisseur, on peut aborder les choses de deux manières différentes : d’un point de vue économique et d’un point de vue financier. Pour distinguer les deux, j’ai toujours été partisan de la réflexion par scénarios. On ne sait pas ce qui va se passer, mais on peut réfléchir à ce qui pourrait se passer. Cela fait un monde de différence. »

De just in time à just in case

« Si vous poussez la réflexion jusqu’au bout, il ne s’agit pas tant de retour sur les capitaux investis que de retour des capitaux investis. Autrement dit, allez-vous encore récupérer votre argent ? Prenons l’exemple des investisseurs en actions russes, qui n’ont tout simplement plus pu accéder à leur argent pendant un certain temps. Peut-on en tenir compte dans sa décision d’allocation d’actifs ? C’est à mon avis très difficile, car il s’agit de conditions très binaires. Je pense donc qu’il faut envisager les choses davantage sous cet angle. Et lorsqu’il s’agit d’entreprises, il est essentiel d’examiner attentivement la chaîne d’approvisionnement. Après la chute du Mur de Berlin, tout était axé sur le just in time management, mais aujourd’hui, c’est devenu le just in case. En d’autres termes, vous devez vous assurer que vous disposez de réserves suffisantes, et veiller à ce que vos fournisseurs puissent réellement vous livrer. »


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  Le professeur Roelof Salomons décrit les conditions « binaires » dans lesquelles les investisseurs prennent leurs décisions.




En réaction à ces évolutions, les pays du monde entier commencent à adopter une politique industrielle et tentent de rapatrier les entreprises dans leur pays d’origine. « L’une des conséquences est que la mondialisation diminue. Il faudra donc payer des prix plus élevés, car tout devient un peu moins efficient. Cela signifie un peu plus d’inflation, ce qui se traduit par des prix plus élevés pour les consommateurs. En d’autres termes, les développements géopolitiques actuels influencent les tendances de fond à long terme. » Les entreprises disposant d’un pouvoir de fixation des prix répercuteront leurs coûts. Celles qui en ont moins, voire pas du tout, ne seront pas en mesure de le faire. Et cela amène les investisseurs à la question clé : quel est le rendement du capital ? Quels sont les coûts du capital ? Ces points seront cruciaux au cours de la période à venir », conclut Roelof Salomons.


x Ancien rédacteur en chef d’Investment Officer, Cees van Lotringen est auteur, journaliste et entrepreneur.

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