Pour Investment Officer, l’expert Jan Vergote dresse son bilan mensuel de l’économie, de l’inflation et des marchés.
1. États-Unis : espoir d’un atterrissage en douceur
1.1. Taux d’intérêt : ping-pong entre les analystes et la Fed
Début novembre, le nombre moins élevé que prévu de nouveaux emplois (150 000 seulement, soit environ la moitié des 297 000 de septembre et bien moins que les 180 000 attendus) a apporté de l’eau au moulin à la thèse de l’atterrissage en douceur. À première vue, ce scénario s’apparente à un conte de fées (pour ceux qui croient à un atterrissage en douceur, soutenu par le taux d’inflation plus bas que prévu de 3,7 %). Le marché du travail constitue un élément crucial pour la Réserve fédérale américaine. Jusqu’à quel point faut-il réduire le nombre d’emplois pour faire baisser l’inflation de manière structurelle ?
La Fed est confrontée à un dilemme. Sa première mission, stopper l’inflation galopante, était la plus facile. En relevant les taux d’intérêt de 5,25 à 5,5 %, elle a ramené l’inflation de près de 10 % à 3,7 %. Cependant, la forte croissance économique (4,9 % au dernier trimestre), combinée à un taux de chômage historiquement bas (3,9 %) ainsi qu’à une consommation qui n’a pas encore sérieusement ralenti malgré la hausse des taux d’intérêt, maintient les gouverneurs dans l’incertitude. On s’attend à des ventes record pour le « Cyber Monday », une campagne de ventes en ligne le lundi suivant le jour de Thanksgiving.
La Fed est en revanche beaucoup moins certaine de sa prochaine mesure. Elle réalise bien que l’impact de la récente baisse rapide des taux d’intérêt à 10 ans, qui sont passés de 5 à 4,5 % en l’espace d’un mois, insuffle à nouveau de l’oxygène à l’économie. Et ce, à un moment où « l’économie avance dans le brouillard », comme l’explique Jerome Powell. Nous en avons eu la confirmation avec le National Financial Condition Index de la Réserve fédérale de Chicago, qui est tombé à son plus bas niveau depuis avril 2022.
La Fed ne veut donc pas confirmer que le pic des taux a été atteint. Pour autant, Jerome Powell estime qu’une augmentation n’est pas nécessaire dans l’immédiat. Les analystes ont directement tiré leurs conclusions et évoqué la probabilité de baisses des taux d’intérêt. Dans l’intervalle, de nombreux éléments pèsent sur la croissance, tels que les stocks élevés des entreprises, les prêts étudiants qui doivent à nouveau être remboursés et l’augmentation des défauts de paiement sur les crédits à la consommation. À cela s’ajoutent les ventes de logements, retombées à leur plus bas niveau depuis 13 ans, et un taux de défaut des entreprises à haut rendement qui atteindra 5,4 % selon Moody’s. De plus, la dernière Senior Loan Officer Opinion Survey montre également que de nombreuses banques ont resserré leurs critères de crédit pour les prêts commerciaux et les prêts aux entreprises. Les analystes ont déjà ramené la probabilité de la première baisse des taux d’intérêt à mai 2024.
Il convient ici de mentionner que Jean Boivin, directeur général du BlackRock Investment Institute, prévoit que les taux d’intérêt à 10 ans aux États-Unis fluctueront autour de 5,5 % au cours des cinq prochaines années, une affirmation qu’il justifie en invoquant le vieillissement de la population, l’incertitude géopolitique et la transition énergétique. Pour lui, la Fed ne baissera pas les taux avant fin 2024..
1.2. Un déficit budgétaire à surveiller
Le déficit budgétaire s’élève à près de 8 % et les paiements d’intérêts passeront de 10 % des recettes publiques à 27 % d’ici 2033 si les politiques restent inchangées, estime Moody’s. Nous devons examiner cette situation à la lumière d’une dette totale de près de 100 % du revenu national des États-Unis (pendant 20 ans, ce pourcentage était inférieur à 50 %). Il n’est dès lors pas surprenant que pendant la période où les taux sont restés très faibles, le déficit primaire des États-Unis ait atteint une moyenne de 5,3 %. Des années de politique budgétaire plus stricte nous attendent, à moins de tolérer un taux d’inflation plus élevé qu’auparavant, et ce pendant de nombreuses années, tout en permettant au dollar de se déprécier fortement.
Les chiffres provisoires pour 2024 indiquent une croissance modérée de l’économie américaine (1,5 %) et des taux d’intérêt corrigés de l’inflation autour de 2,5 %. Nous ne nous trouvons donc pas dans une situation où la croissance permettra de contenir la montagne de la dette. Les prochains mois nous diront quelles mesures d’économies seront mises en œuvre ou non.
Nous ne devons pas perdre de vue l’offre d’obligations d’État américaines l’année prochaine. Selon Apollo Global Management, celle-ci augmentera de 23 %. L’impact sur les taux d’intérêt reste à voir. Le rôle de tampon qu’assuraient les banques en cas de fortes hausses des taux d’intérêt a largement disparu en raison de la législation adoptée après la crise bancaire. Un acteur majeur d’achat a donc disparu du marché, ce qui pourrait entraîner une plus grande volatilité et des hausses des taux d’intérêt plus marquées dans le futur.
1.3. Quid de la bourse américaine ?
Jusqu’à présent, l’année 2023 a été une année boursière surprenante. Après un début marqué par les craintes d’une possible récession, l’économie s’est montrée, jusqu’à aujourd’hui, beaucoup plus résistante que prévu. Les résultats des marchés boursiers ne se sont pas fait attendre (le S&P 500 a ainsi gagné 20 % depuis début janvier), et il n’est donc pas surprenant que certains fonds spéculatifs qui investissaient à contre-courant du marché aient inversé leurs positions, voire liquidé leur fonds.
La volatilité des taux d’intérêt à 10 ans a également surpris de nombreux analystes, entraînant ainsi une inversion rapide d’importantes positions. Les taux d’intérêt et le marché boursier continueront d’occuper les analystes au cours des prochains mois. N’oublions pas que les 50 premières entreprises du S&P 500 représentent près de 60 % de la capitalisation boursière de l’indice et les sept plus grandes, près de 30 %. Selon Absolute Strategy Research, une telle concentration n’a eu lieu que deux fois au cours des 100 dernières années : en juillet 1932 et en novembre 2000.
Ian Harnett, cofondateur d’ASR, souligne également les résultats obtenus en fin de cycle, qui découlent principalement de la performance des entreprises technologiques. Or, ces dernières ressentiront tôt ou tard les effets de la pression cyclique, indépendamment de l’engouement pour l’intelligence artificielle. Une diversification sectorielle est donc recommandée.
Avec un ratio cours/bénéfices attendu de 16, nous entrons progressivement en territoire neutre. Si les analystes ont raison et que nous nous dirigeons effectivement vers un atterrissage en douceur, le marché boursier américain devrait continuer à progresser. Avec une allocation de 40 % en actions américaines en portefeuille, je reste sous-exposé par rapport à l’indice mondial, ce qui nous permet de nous doter d’une marge de sécurité contre les revers économiques.
2. Europe
2.1. Taux d’intérêt dans l’UEM : encore du ping-pong
La baisse plus importante que prévu de l’inflation en octobre dans la zone euro (2,9 % contre 3,1 % attendus) a été un soulagement pour les marchés obligataires et d’actions. Cette baisse était principalement due à la diminution des prix du pétrole et des denrées alimentaires. Cependant, elle résulte également du ralentissement de l’activité économique dans notre région. L’inflation sous-jacente (hors prix de l’énergie et des denrées alimentaires) est passée de 4,5 % à 4,2 %, ce qui était conforme aux attentes.
Pierre Wunsch, le président de notre Banque Nationale, a déclaré que les analystes compliquaient le travail de cette dernière. En intégrant une baisse de 1 % des taux d’intérêt à court terme l’année prochaine, ils déprécient l’environnement financier et contrecarrent la stratégie de lutte contre l’inflation. Pierre Wunsch se réfère à des études du FMI portant sur des pays ayant abandonné trop tôt la lutte contre l’inflation. Cependant, le dernier rapport de la banque centrale indique que pour la plupart des administrateurs, les taux d’intérêt ont suffisamment augmenté pour contrer l’inflation au cours des prochaines années. Cela semble assez logique, surtout sachant que la croissance dans la zone euro a reculé de 0,1 % au troisième trimestre, en combinaison avec une baisse de l’inflation. Les analystes se concentrent à présent sur le moment de la première baisse des taux. Nous entendons donc la même histoire qu’aux États-Unis.
L’avenir dira qui avait raison. Cependant, le raisonnement des analystes tient la route. Ils pointent du doigt le ralentissement de la croissance salariale, la faible croissance économique et la baisse de la pression sur les prix. Le taux de chômage a augmenté de manière inattendue pour atteindre 6,5 % ; autrement dit, le marché du travail ralentit. La banque centrale prévoit que le taux de chômage atteindra 6,7 % d’ici 2024, ce qui reste historiquement très bas (cf. 12 % en 2013). Elle prévoit une diminution progressive de la croissance salariale, qui passerait de 5,3 % cette année à 3,8 % en 2025. Pour le moment, les perspectives semblent indiquer une pression à la baisse sur les salaires et les taux d’intérêt. La banque centrale suivra de près les négociations salariales dans les mois à venir.
L’évolution de la situation au Moyen-Orient reste également cruciale. Selon l’AIE, une escalade de la guerre pousserait rapidement le prix du baril de pétrole vers les 100 dollars (et plus) et relancerait l’inflation globale. Isabel Schnabel (BCE) a évoqué la difficile dernière étape du processus de désinflation dans un environnement géopolitique très incertain.
2.2. L’Allemagne, le malade de l’Europe ?
L’Allemagne, traditionnellement le pilier de l’Europe, traverse une période difficile, pour deux grandes raisons. La première est la forte hausse du prix du gaz, combinée au coût élevé de la transition climatique pour les entreprises, notamment les usines sidérurgiques et chimiques. L’Allemagne est donc beaucoup plus vulnérable que les autres pays européens en raison de ses nombreuses industries gourmandes en gaz.
Le deuxième facteur est le ralentissement de la croissance en Chine, le principal partenaire commercial de l’Allemagne. Mais ce n’est pas tout. Les entreprises se plaignent également des impôts élevés, de la pénurie de personnel qualifié, de la hausse des taux d’intérêt et des coûts plus élevés (par exemple, les coûts des matériaux). En ce qui concerne ce dernier point, une étude de l’institut IFO montre que 21 % des acteurs de la construction résidentielle ont été touchés par des annulations de projets en septembre, le chiffre le plus élevé depuis 1991. En ce qui concerne la main-d’œuvre, le gouvernement indique qu’il pourrait y avoir une pénurie de 7 millions de travailleurs d’ici 2035. L’immigration pourrait être une solution, mais les élections néerlandaises montrent la complexité de cette problématique.
Pour l’année prochaine, la situation semble un peu plus positive. Joachim Nagel, le président de la banque centrale allemande, refuse de parler de l’Allemagne comme du « malade de l’Europe ». Il souligne le taux élevé d’adaptation des entreprises affichant des gains très importants en matière d’efficacité énergétique, la force du Mittelstand (petites et moyennes entreprises) et les nombreux champions cachés. Pour lui, le label Made in Germany reste une marque commerciale à succès. Il avance également les investissements à long terme, par exemple dans les usines de semi-conducteurs et de batteries, les entreprises qui se réinventent ainsi que les nombreux nouveaux investisseurs étrangers. Les chiffres récents montrent que la morosité n’est pas d’actualité. L’indice IFO du climat des affaires a augmenté pour la troisième fois consécutive pour atteindre 87,3, démontrant que l’économie allemande se stabilise, bien qu’à un faible niveau pour le moment.
Les mois à venir réservent aux politiciens allemands un sérieux défi : trouver les 60 milliards d’euros que la Cour constitutionnelle leur reproche d’avoir inscrits de manière injustifiée au budget (notamment en transférant des fonds Covid vers des fonds destinés à la transition climatique). Voilà qui relance immédiatement le débat sur la fameuse Schuldenbremse (frein à l’endettement), limitant le déficit budgétaire à un maximum de 0,35 % du PIB, sauf en cas de situations d’urgence.
Depuis le début de l’année (jusqu’au 24 novembre), le DAX a augmenté de 14 %. Bien sûr, c’est moins que le S&P 500 (+20 %), mais compte tenu des défis mentionnés ci-dessus, ce résultat ne doit pas être considéré avec dédain, surtout par rapport au Stoxx Europe 600, qui n’a augmenté que de 7 % à peine (le Footsie 100 de Londres a même stagné). Le vent est-il en train de tourner ? En tout cas, le Stoxx Europe 600 a progressé de 6 % en novembre, sa plus forte hausse mensuelle depuis janvier.
Les Bourses allemande et européenne affichent respectivement un ratio cours/bénéfices attendu de 10,6 et 12, ce qui peut encore être qualifié de bon marché. Investir en Bourse n’est pas une course de vitesse, mais un marathon. Les actions européennes représentent 35 % du portefeuille.
2.3. L’Europe veut rattraper son retard économique par rapport aux États-Unis
Dire que l’Europe est à la traîne est un euphémisme : aujourd’hui, exprimé en dollars, l’économie européenne représente environ 65 % de l’économie américaine. À titre de comparaison, elle en représentait 91 % en 2013. L’Europe ne parvient donc pas à exploiter son potentiel démographique. Avec une population de 450 millions d’habitants contre 332 millions pour les États-Unis, un tel retard en termes de croissance et de richesse est trop important.
Afin de remédier aux carences structurelles de notre Union, il a récemment été décidé de nommer deux vétérans de la politique. On attend de Mario Draghi (ancien Premier ministre de l’Italie et ancien président de la BCE) un rapport sur l’état de la compétitivité européenne et les moyens de l’améliorer. Enrico Letta (également ancien premier ministre de l’Italie) doit quant à lui présenter un rapport sur la manière d’améliorer le fonctionnement de notre marché intérieur. Cette décision répond à la crainte de manquer les vagues d’innovation (comme l’IA et l’informatique quantique, mais aussi la finance).
La récente confirmation de la notation investment grade de l’Italie par Moody’s n’est pas anodine. L’agence cite notamment les perspectives stables de l’économie, ainsi que la santé du secteur bancaire et de la dynamique de la dette publique. Vendredi dernier, nous avons appris que la Commission européenne avait approuvé le plan de dépenses révisé. Par conséquent, les dépenses liées notamment à l’énergie, à l’environnement et au numérique seront prioritaires en Italie dans les mois à venir, notamment par le biais de subventions aux entreprises et d’investissements publics. Le calme est donc revenu sur le marché obligataire périphérique.
3. Japon : offensive de charme en cours
3.1. Japan Weeks
Début octobre ont eu lieu les « Japan Weeks », au cours desquelles de grands gestionnaires de fonds, des fonds de pension et des fonds de gestion de patrimoine (BlackRock, KKR, Blackstone, Norgesbank …) ont été invités par Premier ministre Fumio Kishada, qui leur a déclaré : « Le Japon est en train de se réformer pour devenir un centre financier international. Nous restructurons l’industrie des fonds et facilitons les investissements des étrangers. » Ainsi, le Japon souhaite devenir un hub international pour les fabricants de puces, notamment avec l’implantation récente de l’usine TSMC à Kikuyo. Par le biais d’incitations fiscales, le pays tente de mobiliser l’épargne nationale. Il ne s’agit donc pas seulement d’un narratif pour les investisseurs étrangers, mais aussi pour la population locale. À cet égard, il a souligné une plus grande flexibilité sur le lieu de travail ainsi qu’une transition de plusieurs années de réduction des coûts vers des investissements, notamment dans le capital humain et les infrastructures.
3.2. Réformes
J’ai déjà abordé dans des analyses antérieures les réformes sur le marché actions japonais, qui étaient principalement axées sur l’amélioration de la rentabilité des entreprises. Parlons maintenant du marché obligataire. L’objectif est de réduire la dépendance à l’égard des banques pour les crédits aux entreprises, en particulier pour les obligations à haut rendement. Ces dernières décennies, il n’existait pratiquement pas de marché des obligations à haut rendement : on faisait appel aux grandes banques.
À titre de comparaison, en 2022, aucune obligation à haut rendement n’avait été émise au Japon, tandis que les États-Unis ont enregistré plus de 100 milliards de dollars d’émissions. Pour les fonds d’investissement privés, la réforme représente une nouvelle opportunité. Ils peuvent acheter des entreprises par le biais de rachats avec effet de levier (ils achètent les actions principalement avec de l’argent emprunté, ce qui crée un effet de levier sur leur rendement), pour ensuite les introduire en Bourse.
Le nombre de MBO (management buy outs), en l’occurrence 26 pour un total de 2,4 milliards, a également connu une forte augmentation. Il faut remonter à 2010 pour retrouver un chiffre aussi important. Là aussi, les réformes demandées font sentir leurs effets.
Le marché boursier japonais affiche un ratio cours/bénéfices de 14,2, une valorisation neutre sur la base des dernières décennies. La sélectivité sur ce marché est cruciale. Pourquoi ? Selon une étude de Zuhaur Kahn de l’UBP, un tiers des entreprises japonaises auraient encore une mauvaise gouvernance et freineraient les réformes. Cependant, le cours de leurs actions a tout de même augmenté dans l’euphorie des réformes sur le marché. Peter Tasker (Arcus Investment) est en partie d’accord, mais souligne néanmoins qu’il s’agit d’une opportunité que nous avons dû attendre 25 ans. En résumé, une belle occasion pour les gestionnaires actifs.
Les actions japonaises représentent 7 % du portefeuille. Le reste des marchés émergents s’élève à 18 %.
Jan Vergote est consultant et analyste financier indépendant.