Le sentiment de panique qui s’est emparé des banques centrales a eu pour effet d’accélérer de manière démentielle le relèvement du taux directeur aux États-Unis, ce qui a obligé la BCE à procéder, elle aussi, à des augmentations abruptes de ses taux de dépôt. Tous soupirs et lamentations mis à part, nous nous demandons à présent combien de temps durera cette folie, quelle en sera l’ampleur, et combien de dommages économiques (évitables) ces politiques ont causés.
Les indicateurs d’inflation aux États-Unis semblent avoir dépassé leurs pics, mais cette tendance devra trouver sa confirmation dans l’évolution des prix de détail et de gros en décembre. Tout dérapage inattendu, même temporaire, nous serait préjudiciable.
Sauf nouvelle escalade militaire, nous sommes pleinement convaincus de l’important potentiel baissier de l’inflation, dans un ordre de grandeur allant même jusqu’à 4 % à 5 %, sur une période de 12 mois, tant aux États-Unis que dans la zone euro.
Dans les 2 à 3 mois, il faudra cependant encore tenir compte de l’incertitude dans les chaînes d’approvisionnement, alors que les prix du gaz resteront dangereusement instables. Du fait de la relative solidité du marché du travail, combinée à l’invraisemblable bévue d’avoir laissé déraper à ce point les taux hypothécaires, les loyers aux États-Unis restent à un niveau vertigineux. Avec, pour conséquence, que l’écart entre l’offre et la demande de logements en location continue à se creuser, ce qui pousse de plus belle les loyers à la hausse. La croissance des salaires reste somme toute modérée, mais ne se situe pas moins à un niveau historique, ce qui incite la banque centrale américaine à rester très vigilante.
Les gouverneurs de la Fed continuent donc à user d’un langage guerrier à propos de la hauteur du taux directeur qu’ils estiment nécessaire pour combattre efficacement l’inflation. Malgré l’évolution favorable des prix, ils évoquent toujours entre les lignes un cap de 5 % pour le taux à court terme, qui pourrait être atteint au début du deuxième trimestre de 2023. En décembre, on s’attend à un relèvement du taux de 50 points de base, suivi vraisemblablement par d’autres augmentations en février et en mars 2023, chaque fois d’un quart de pour cent.
Nous pensons cependant que cela n’ira pas aussi loin. Si, au cours des prochains mois, la tendance baissière des chiffres de l’inflation et le ralentissement de la croissance économique se poursuivent selon les prévisions, la banque centrale pourra ajuster sensiblement l’évolution haussière attendue du taux directeur. Au grand soulagement de la BCE, qui se voit contrainte actuellement de relever substantiellement son taux directeur, au mépris de la faiblesse de la conjoncture économique et de l’impact très limité de telles mesures sur l’évolution de l’inflation, qui dépend en réalité principalement de l’évolution des prix de l’énergie.
Mais si la BCE s’avisait à ne pas suivre sa consœur de l’autre côté de l’Atlantique, l’euro perdrait trop de valeur par rapport au dollar américain, ce qui pourrait donner une nouvelle impulsion à l’inflation. Cependant, tant l’évolution du taux de change que celle des taux d’intérêt à long terme semblent déjà anticiper un scénario d’apaisement des pressions sur les taux directeurs, quoique très prudent et avec le frein à main serré.
Les taux sur les obligations d’État à 10 ans ont nettement baissé la semaine dernière, mais doivent toujours surmonter une montagne inimaginable de hausses des taux d’intérêt depuis le début de cette année maudite, qui a vu les marchés obligataires accuser leurs pires pertes de mémoire d’homme. Les replis observés en 1980 et 1993 sont peu de chose comparés à ces coups de massue.
Graphique 1 : Évolution des obligations d’État italiennes, allemandes et européennes (7 à 10 ans) et évolution du marché d’actions de la zone euro.
Mais 2023 semble s’annoncer comme l’année du grand retour des obligations à long terme décriées. Une (légère ?) récession aux États-Unis et dans la zone euro, une décrue des cours de l’énergie, des matières premières et des denrées alimentaires, des prix de dumping pour les stocks d’invendus de l’année écoulée et, espérons-le, une issue en vue pour le conflit militaire peuvent gonfler les voiles des marchés obligataires.
Mais de nombreux investisseurs estiment encore prématuré de s’y engager déjà résolument et préfèrent adopter une attitude attentiste, jusqu’à ce que les indicateurs d’inflation piquent du nez définitivement et que la menace de nouvelles flambées des prix du gaz européen s’atténue de manière rassurante. Une attitude compréhensible, parce que nombre de ces investisseurs défensifs restent traumatisés après les hausses de taux dramatiques intervenues en 2022.
Il est vrai aussi que la courbe des taux, qui intègre l’évolution attendue de ces taux, n’indique pas non plus un recul significatif imminent. Mais se constituer progressivement des positions obligataires au cours des prochains mois apparaît en tout cas comme une stratégie défendable. Nous entamons ainsi notre voyage vers le paysage obligataire cabossé, même si nous y entrons à pas prudents.
L’évolution des prix du gaz européen en 2023 sera un facteur déterminant dans l’évolution des marchés obligataires européens. Non seulement le niveau des prix du gaz reste préoccupant, mais leur caractère très volatile qui les amène à des sommets vertigineux rend les consommateurs et investisseurs encore plus anxieux.
Et ces derniers de se tourner à juste titre vers le politique afin que celui-ci prévienne ou, du moins, lisse ces flambées de prix intempestives. Mais le plafond de prix proposé ne ferait qu’atténuer quelque peu les hausses exorbitantes, telles que celles observées en août 2022, ou les étaler sur de plus longues périodes, ce qui serait largement insuffisant.
Graphique 2 : Évolution des prix du gaz européen par rapport aux prix du gaz américain et du cours du pétrole (toutes les variables sont indexées à leur valeur d’il y a 5 ans)
Mais la tâche n’est pas facile. La demande de gaz est relativement inélastique. Quel que soit le prix, l’industrie et les ménages continuent de consommer des volumes pratiquement égaux. Par ailleurs, l’offre reste fortement concentrée et peut être perturbée assez rapidement, sans présenter de solutions alternatives à brève échéance. Et lorsqu’il en existe (comme le charbon), leur prix flambe instantanément.
Les pics de prix sur les marchés financiers se lissent naturellement au moyen de toutes sortes de dérivés. Il s’agit d’options, de swaps et de futures, avec lesquels on peut se protéger contre de tels chocs extrêmes.
Mais ici aussi, on se heurte rapidement à un mur de problèmes structurels, propres au marché de l’énergie. Seule une poignée d’acteurs sont impliqués tant dans la production que dans les réserves et la livraison de l’énergie. Et ces mêmes cinq acteurs contrôlent également la majeure partie du négoce de dérivés. Si votre gouvernement ne peut y exercer aucune influence significative, l’industrie ou le consommateur que vous êtes est un oiseau pour le chat.