Certes, il reste encore plusieurs semaines avant de tourner définitivement la page de cette année 2022, mais ce temps nous paraît trop court pour espérer un retournement de la tendance sur les marchés financiers pour les sortir de la zone rouge vif.
Cette année misérable entrera dans l’histoire pour de nombreuses raisons (regrettables), mais certainement aussi parce que ce cru quasi achevé s’est révélé l’annus horribilis que les investisseurs craignaient. Il va de soi que nous savons que de tels revers arrivent de temps à autre, mais aussi qu’il sont suivis, pourvu qu’on fasse preuve de patience, par une phase de redressement.
Pour les investisseurs au profil dynamique, les dégâts sont encore supportables s’ils avaient logé, au cours des années précédentes, une bonne partie de leurs avoirs dans un portefeuille d’actions bien diversifié en y réservant une place suffisante aux valeurs américaines et entreprises technologiques. Les trois années écoulées ont en effet généré de substantiels gains de placement, à deux chiffres même. Si ces performances passées divergent fortement des résultats de l’année actuelle, les réserves constituées permettent en tout cas de patienter sereinement jusqu’à la période de redressement à venir.
En revanche, les investisseurs au profil défensif n’ont que leurs yeux pour pleurer au vu des performances décevantes récentes, provoquées par une chute spectaculaire des cours des obligations qui constituent la majeure partie de leur portefeuille.
La déconvenue est d’autant plus grande que cette composante était précisément destinée à apporter la stabilité nécessaire à un portefeuille d’investissement, de sorte que l’investisseur défensif puisse affronter les aléas des marchés financiers avec suffisamment de tranquillité d’esprit. En évitant autant que possible les risques des actions et en recherchant la sécurité apparente des obligations (d’État), ces investisseurs ont ajouté sans le vouloir un risque de taux substantiel à leur portefeuille. Éviter les risques, c’est prendre à long terme le plus grand risque.
Surpris
Malgré le sérieux avec lequel les gestionnaires professionnels suivent l’évolution des taux d’intérêt, de toutes durées et catégories de notation, la remontée récente des taux à long terme a surpris nombre d’observateurs.
Prévoir le déroulement futur des taux d’intérêt a toujours été la bête noire de tous les modèles financiers. Les critiques acerbes à l’encontre de leur faible capacité à prévoir l’évolution des taux sont compréhensibles, mais permettons-nous de rappeler les leçons à tirer de cette année…
Les mouvements de taux s’expliquent d’une part par les prévisions de croissance et d’inflation, les développements budgétaires et les scénarios géopolitiques. Mais ils sont d’autre part fortement tributaires des décisions discrétionnaires des banquiers centraux, parfois inattendues, qui se sentent tenus d’ajuster la position adoptée antérieurement.
Cette fois, la surprise n’est pas venue tellement de la tendance haussière des taux d’intérêt. Leur niveau antérieur était considéré en effet comme exceptionnellement bas, surtout après les baisses drastiques qui s’imposaient durant la crise du COVID-19. Mais, vu le rebond relativement faible de l’économie européenne, on ne s’attendait pas à ce que les taux remontent autant, ni à long terme ni s’agissant du taux directeur.
Du côté américain, on prévoyait que le redressement économique serait plus puissant, mais là aussi, on tablait sur un taux directeur stable. Après sa réunion de décembre 2021, la banque centrale américaine (qui se réunit toutes les six semaines) avait encore émis le signal que son taux directeur resterait, selon toute vraisemblance, au taux zéro en vigueur à l’époque, en 2022 et 2023 (!).
Tableau 1 : Évolution des taux d’intérêt à long terme des obligations d’État depuis le 01/01/2022
Ces chiffres font apparaître que de 85 % à 100 % des hausses de taux d’intérêt sur les obligations à long terme qui ont eu lieu en 2022 se sont produites après l’invasion militaire en Ukraine. Il est sans doute exagéré d’attribuer entièrement la déconfiture des marchés obligataires à ce tremblement de terre géopolitique, mais une bonne partie de celle-ci y est indubitablement liée.
On aurait pourtant pu s’attendre à une réaction inverse. Une inquiétude croissante provoque généralement une fuite vers la qualité et la sécurité, comme en 2008, 2011 et récemment encore pendant la crise du covid. Ce qui tend à faire baisser les taux sur les obligations d’État, plutôt qu’à les accroître.
Il n’est pas inutile de préciser que les baisses des cours obligataires ont été provoquées par la forte remontée des taux d’intérêt à long terme et non par les défaillances des émetteurs de ces obligations. Ces mouvements de cours n’ont donc rien de fatal ni de définitif. Un redressement se produira au fil du temps. Cette évolution aura lieu soit progressivement, à mesure que l’échéance de l’obligation se rapprochera, soit de manière accélérée lorsque les taux auront dépassé leur pic et entameront leur décrue.
Graphique 1 : Évolution du rendement annuel des obligations d’État allemandes à 10 ans
Le timing de cet éventuel retournement de tendance sur les marchés obligataires ne peut jamais être prédit exactement, mais on peut se pencher sur les conditions à remplir pour qu’il se produise.
Il s’agit tout d’abord de rechercher les raisons pour lesquelles les cours obligataires – précisément la composante considérée la plus sûre d’un portefeuille d’investissement – ont subi une telle dégelée.
Ces chutes de cours inédites observées sur les obligations d’État et d’entreprise sont le résultat d’un concours de circonstances imprévisible. La remontée des taux d’intérêt a eu lieu, en majeure partie, après l’invasion militaire, laquelle a grandement perturbé la formation des prix des matières premières, des denrées alimentaires et de l’énergie, et a entravé dans une grande mesure la politique anti-inflationniste.
Les indicateurs d’inflation, qui avaient déjà redressé la tête avant la guerre, n’inquiétaient cependant pas (encore) les autorités monétaires, parce que celles-ci voyaient cette remontée comme la conséquence prévisible et naturelle des stimulants monétaires à la sortie de la crise du covid.
Elles partaient donc du principe que la pression inflationniste diminuerait assez rapidement, une fois que les impulsions budgétaires et monétaires auraient pris fin et que les flux d’approvisionnement des chaînes logistiques reprendraient leurs cours normal dans l’économie. Après l’invasion militaire, il a fallu revoir ce scénario de fond en comble en y intégrant la perspective d’une inflation qui perdurerait.
Banques centrales
Ensuite, les banques centrales ont procédé, aux deuxième et troisième trimestres, à des relèvements de taux plus rapides et plus substantiels, sans parvenir cependant, du moins jusqu’à présent, à convaincre les marchés financiers qu’elles contrôlaient la situation.
Au contraire, les commentaires téméraires des gouverneurs de la Fed ont semé la panique inutilement. Et à présent, comme si elle voulait se rattraper, la banque centrale américaine signale aux marchés financiers qu’elle souhaite infléchir sa politique agressive, non sans avoir encore infligé auparavant une triple hausse de taux lors de sa réunion du 2 novembre. Ce relèvement a d’ores et déjà été absorbé par les marchés financiers qui tablent toujours sur une hausse plus limitée en décembre et février. Le ton de la Fed s’est cependant sensiblement radouci.
Les prix des matières premières, des denrées alimentaires et de l’énergie semblent se stabiliser, du moins pour l’instant. Certains cours s’inscrivent même dans une voie descendante et entraîneront ainsi un recul sensible des indicateurs d’inflation dans un délai de 4 à 7 mois. Entre-temps, l’inflation de base pourrait cependant encore grimper un peu plus haut en octobre et en novembre, mais une tendance baissière fondamentale semble pouvoir ensuite s’engager.
Les prix de l’énergie ont rechuté dans une mesure importante depuis leur sommet. Les prix de gros du gaz en Europe évoluent à présent au 1/7 de leur pic en août (!) et à la moitié du niveau de prix observé la veille de l’invasion. Mais, entendons-nous bien : Ils sont toujours deux fois plus élevés qu’il y a un an.
Graphique 2 : Évolution du prix du pétrole en US $ et des prix du gaz en Europe en euros
Les prix du pétrole, exprimés en euros, sont également à peine supérieurs à ce qu’ils étaient avant l’invasion, malgré les réductions annoncées de la production. Mais, dans la mesure où le prix du pétrole reste le jouet du bras de fer géopolitique, on ne peut pas le tenir pour acquis.
Le recul des cours ne découle peut-être que d’une vente tactique des réserves américaines de pétrole ? La rechute du prix du gaz ne nous rassure pas non plus outre mesure. Cette évolution traduit surtout le remplissage quasi complet des capacités de stockage (94 % en Europe). Lorsque ces réserves devront à nouveau être reconstituées, le prix remontra sans doute (un peu ?).
Nonobstant une sérieuse escalade militaire, nous partons actuellement du principe que nous sommes arrivés au sommet du niveau des taux d’intérêt et que nous pouvons nous engager sur une voie (légèrement) baissière.
Cela autorise un redressement progressif des cours obligataires. Par analogie au début des années 80, cette reprise s’étalera sur les 12 à 18 prochains mois. Pas de précipitation, donc, ne serait-ce qu’en raison des quelques publications dangereuses qui nous attendent sur l’évolution de l’inflation de base PCE (le 28-10), de l’industrie ISM (le 1/11) et des créations d’emplois (le 04-11).
Mais vu les rémunérations actuelles plus que solides offertes pour la prise de risques obligataires, nous sommes donc plus enclins à remplacer les positions de trésorerie existantes par des positions obligataires avec des mesures prudentes. Cependant, il semble actuellement encore trop tôt pour le mettre en œuvre de manière substantielle.
Conclusion
Les marchés des actions suivront une évolution semblable, avec l’atout supplémentaire que les résultats des entreprises aux États-Unis sont jusqu’à présent (légèrement) meilleurs qu’attendus, malgré les chiffres décevants de Google, une baisse inattendue de la croissance des activités Cloud de Microsoft et les résultats effroyablement mauvais d’Amazon.
Ici aussi, l’évolution future dépendra beaucoup de la politique de la banque centrale américaine, mais nous restons attentifs aux opportunités qui se présenteront dans un délai de trois ans.
Il serait vain d’énumérer à présent tous les types de risques afférents, ce qui ne ferait que décourager complètement les investisseurs. Ce ne sont pas les scénarios catastrophes qui manquent. On en vend même treize à la douzaine pour une bouchée de pain. En tête de gondole, on pointe surtout l’escalade nucléaire, les bombes ‘sales’, la destruction de barrages hydrauliques et une agression militaire de la Chine. Des scénarios hautement improbables, mais pas pour autant totalement exclus.
Que le dictateur chinois envisage réellement d’attaquer militairement Taïwan ou non, comme on le craint de plus de plus, cette éventualité constituera une menace permanente pour la paix mondiale dans les prochaines années. Le danger ne semble cependant pas imminent : une attaque frontale de Taïwan devrait en effet être précédée d’une immense opération amphibie (probablement la plus ample jamais organisée). Or une telle opération militaire requiert de longs mois de préparations intensives, que l’on n’observe pas encore à l’heure actuelle.
Et les expériences récentes de l’allié russe démontrent en tout cas clairement que le succès d’une invasion militaire n’est jamais garanti. Mais cet enseignement ne semble pas, malheureusement, avoir un effet suffisamment dissuasif. Pour citer Einstein : Deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise humaine. Mais en ce qui concerne l’Univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude absolue.
Stefan Duchateau enseigne l’investissement. Il est également expert en connaissances chez Investment Officer.