
Le Bund, à Shanghai, est une promenade d’un kilomètre et demi le long du fleuve Jaune. Avec ses restaurants de luxe et ses voitures de sport italiennes, la vue sur Pudong depuis le Bar Rouge, qui surplombe cette célèbre avenue, semble incarner l’apogée du capitalisme au cœur de l’utopie communiste.
Le 24 octobre 2020, Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, a prononcé son célèbre discours lors du Bund Finance Summit à Shanghai. Une allocution percutante, mais aussi quelque peu controversée. Jack Ma y avait plaidé en faveur de réformes mondiales, y compris en Chine. Comparant les banques – chinoises également – à des prêteurs sur gages, il avait qualifié le système de dépassé. Selon lui, l’accord de Bâle visait à résoudre une maladie propre au vieillissement, la maladie d’Alzheimer, et il pointait l’Europe. Or, en Chine, compte tenu de l’âge moyen des membres du Bureau politique, toute critique liée à l’âge et à l’autorité est sensible.
Selon Jack Ma, l’innovation ne devait pas être étouffée par l’aversion pour le risque. Il a illustré son propos par la métaphore du passage du transport ferroviaire au transport aérien. Les bonnes innovations ne doivent rien avoir à craindre de la supervision, mais il faut éviter d’adopter les recettes d’hier pour les gérer : on ne peut pas gérer un aéroport comme une gare, pas plus qu’on ne peut gérer l’avenir avec les méthodes du passé.
Ce discours a rapidement eu pour conséquence d’empêcher la scission d’Ant Group d’Alibaba. Initialement annoncée comme la plus grande introduction en Bourse de l’histoire en Asie, l’IPO d’Ant a été annulée, tandis que Jack Ma disparaissait peu après de la scène publique. Non seulement cette affaire a coûté plusieurs milliards à Alibaba, mais beaucoup d’autres entreprises technologiques en Chine ont été prises pour cible. Mais plus important encore, elle a eu un impact profond sur l’esprit d’entreprise au sein de la société chinoise.
Grâce à Deng Xiaoping, la Chine avait commencé dès 1978 à expérimenter avec le marché libre et le capitalisme. Historiquement, les Chinois sont connus comme les entrepreneurs de l’Asie, si bien qu’il avait été relativement facile de raviver les « esprits animaux » en Chine.
Ce concept d’« esprits animaux » est la traduction littérale de spiritus animales, le souffle qui éveille l’esprit humain. Ce terme fut utilisé en économie en 1936 par Keynes, qui était meilleur investisseur qu’économiste. Les esprits animaux font référence à la manière dont les émotions humaines influencent la prise de décision financière dans des environnements incertains et des périodes imprévisibles. Aujourd’hui encore, les économistes peinent à anticiper l’arrivée d’une récession ainsi que la reprise qui s’ensuit. Cette difficulté s’explique en grande partie par les esprits animaux, qui restent tout simplement difficiles à modéliser dans les modèles économiques.
En Chine, ce sont précisément ces esprits animaux qui jouent un rôle clé dans l’essor du capitalisme, au sein de l’utopie communiste. Les néoconservateurs américains sont convaincus que le capitalisme ne peut véritablement prospérer qu’au sein d’une démocratie. Pourtant, de nombreux pays se réclamant du capitalisme ont aujourd’hui dérivé vers une forme particulière de socialisme : le socialisme des riches. Paradoxalement, c’est précisément le libre marché, pourtant indissociable du capitalisme, qui s’y trouve entravé.
À partir de 2020, les esprits animaux ont eux aussi été réprimés en Chine, menaçant de réduire à néant tout le travail accompli par Deng Xiaoping et de faire échouer l’expérience capitaliste du pays. La bonne nouvelle de cette semaine, c’est que Xi Jinping se montre disposé à engager le dialogue avec Jack Ma. Cela peut être considéré comme un revirement majeur, qui pourrait à lui seul suffire à raviver les esprits animaux.
Beaucoup restent extrêmement pessimistes à l’égard de la Chine. Pourtant, son économie continue d’afficher des performances relativement solides. La consommation d’électricité, par exemple, est de 35 % supérieure à son niveau pré-pandémie. La Chine est également la deuxième économie connaissant la croissance la plus rapide au monde, après l’Inde. À elle seule, la contribution de la Chine à l’économie mondiale dépasse celle de l’ensemble des pays du G7. Et cette croissance a été réalisée malgré le déclin de la population. À l’heure actuelle, la croissance réelle du PIB de la Chine repose exclusivement sur l’augmentation de la productivité.
Le principal problème de l’économie chinoise, ces dernières années, était le manque de confiance flagrant des entrepreneurs et des consommateurs. Pour ces derniers, cela s’explique principalement par la gestion de la pandémie en Chine. En conséquence, les dépôts bancaires chinois ont bondi de 90 % en peu de temps (1,5 fois le niveau du Japon), tandis que la consommation reste insuffisante.
Compte tenu de la sous-valorisation des actions chinoises et du sentiment négatif entourant la Chine, le pays apparaît comme un véritable value trade : undervalue, underesearched, underloved. Il pourrait même s’agir de l’ultime Trump trade. L’actualité autour de DeepSeek constitue un révélateur puissant. Certains, hors de Chine, estiment que tout dans DeepSeek a été volé aux Américains. D’autres affirment qu’il ne s’agit que d’une pure propagande communiste. En d’autres termes, une fiction totale.
D’autres encore perçoivent l’émergence de DeepSeek comme la conséquence d’une faille dans les barrières commerciales. Il est toutefois plus probable que ce succès soit avant tout le fruit de la capacité d’adaptation capitaliste inhérente aux entrepreneurs. Cette capacité d’adaptation, combinée à une nouvelle impulsion donnée aux esprits animaux par les dirigeants de Pékin, pourrait bien déclencher un feu d’artifice sur les marchés boursiers. Bienvenue dans l’année du Serpent.
Han Dieperink est directeur de la stratégie d’investissement chez Auréus Vermogensbeheer. Il a auparavant été directeur des investissements chez Rabobank et Schretlen & Co.