Dans une tentative d’apporter un éclairage sur les perspectives des marchés financiers à court terme, nous avons élaboré quatre sous-questions afin de fournir une réponse nuancée et argumentée à l’interrogation centrale : les récentes baisses de cours représentent-elles une opportunité ou bien sont-elles le signe avant-coureur d’une évolution menaçante, annonciatrice de nouvelles chutes boursières similaires à celles de 2022 et 2018 ?
Dans l’ensemble, les marchés boursiers se sont remis assez rapidement des baisses survenues au début du mois d’août 2024. Au début du mois de septembre, la plupart des Bourses ont cependant reperdu beaucoup de terrain, affichant plus particulièrement de lourdes pertes dans les secteurs des valeurs de croissance et technologiques. Cependant, malgré les baisses de cours des dernières semaines, les marchés des actions restent assez proches de leurs niveaux records.
Question 1. Marché du travail américain : normalisation ou affaiblissement substantiel ?
Les deux dernières statistiques publiées sur le marché du travail américain ont, à tort, suscité une certaine déception quant au nombre de nouveaux emplois créés. Si le chiffre total s’écarte sensiblement de la tendance beaucoup plus élevée des trois dernières années, le nombre actuel est conforme à la moyenne à long terme. Cela tend à indiquer que l’économie américaine s’est normalisée, après la période de reprise spectaculaire qui a suivi l’infarctus économique de 2020.
Les intrépides créations d’emplois au cours des trois dernières années s’expliquent principalement par un mouvement de rattrapage après les pertes d’emplois spectaculaires du deuxième trimestre de 2020. Cette phase de récupération est désormais terminée : les emplois perdus à l’époque sont désormais entièrement compensés, permettant ainsi aux statistiques de création d’emplois de retrouver des valeurs normales.
Certes, les chiffres de l’emploi publiés début septembre étaient inférieurs au niveau attendu, mais ce coup de mou est peut-être lié à une distorsion à la baisse causée par des facteurs saisonniers. Aussi, les chiffres devraient être révisés à la hausse dès le mois prochain.
À l’approche des élections présidentielles, le Labor Department américain est désormais particulièrement prudent dans l’estimation de ces chiffres très chargés politiquement. Et pour cause : récemment, les chiffres des créations d’emplois ont dû faire l’objet d’une révision substantielle à la baisse, parce que plus de 800 000 emplois censés avoir été créés au cours de l’année écoulée avaient été comptabilisés de manière erronée : une erreur plutôt embarrassante.
Les chiffres des deux derniers mois ont également été considérablement revus à la baisse. Des annonces qui tombent très mal pour la candidate démocrate à la présidence, Kamala Harris, qui aimait claironner que des emplois avaient été créés massivement sous l’administration Biden.
Cela signifie cependant aussi que la Fed, qui fonde en grande partie sa politique sur l’état du marché du travail, a manifestement maintenu trop longtemps ses taux d’intérêt à un niveau trop élevé, ce qui démontre une fois de plus que sa politique monétaire n’était pas en phase avec la réalité économique. Nous le crions sur tous les toits depuis plusieurs mois.
Malgré la tendance à l’affaiblissement des créations d’emplois, les chiffres récents témoignent également de la solidité fondamentale du marché du travail américain : la baisse du chiffre global est principalement imputable au ralentissement du rythme des embauches dans l’administration américaine. Le nombre d’emplois dans le secteur privé continue d’augmenter à un rythme soutenu, nettement supérieur à celui de l’avant-pandémie (2010-2019).
Question 2. Nvidia : run too fast, fly too high ?
L’évolution du cours de l’action de Nvidia est typique de la tendance générale. La désillusion de (certains) investisseurs face aux résultats trimestriels de Nvidia s’est traduite par une chute brutale de 15 % du cours de l’action depuis la publication des chiffres le 28 août, entraînant dans son sillage les cours d’un large groupe d’entreprises technologiques et de croissance.
Mais entendons-nous bien : le cours de cette action est encore deux fois plus élevé que son niveau de l’année précédente et 18 fois plus élevé qu’en janvier 2020 ! Sa récente chute est donc plutôt marginale dans une perspective historique.
À première vue, certains observateurs mettent en doute le rythme soutenu de la croissance du chiffre d’affaires. Mais les commentaires de la direction de l’entreprise vont résolument dans la direction opposée, et avec des arguments convaincants.
La correction du cours de l’action ne semble donc pas directement liée aux résultats publiés ou aux prévisions de revenus et de marges présentées pour les trimestres suivants.
De fait, les perspectives incluaient un scénario ambitieux (mais en aucun cas trop confiant) d’accélération de la croissance, et les résultats d’exploitation du deuxième trimestre ont été nettement supérieurs aux attentes déjà élevées.
Les résultats ont également dépassé les attentes dans certains segments autres que l’IA, notamment le marché des jeux informatiques en pleine croissance. La tendance confirmée de la croissance amène Nvidia à un ratio cours-bénéfice de 39 l’année prochaine, de 28 par la suite, puis de 22 d’ici trois ans. On peut donc difficilement prétendre que son cours est trop élevé pour une telle valeur de croissance.
Alors que le « facteur de surprise » des chiffres publiés précédemment par les entreprises a disparu, il cède maintenant la place à des chiffres qui confirment une croissance très robuste et exceptionnellement élevée. Dès lors, cette action ne fait que gagner encore en qualité !
Le repli prononcé du cours de cette grande entreprise (et de toutes celles qui sont liées à l’IA) est entièrement lié au scénario économique, qui s’est considérablement assombri au cours des dernières semaines. Le potentiel de croissance de l’IA en tant que tel n’est pas remis en question, mais certains investisseurs craignent qu’en cas de retournement économique, les dépenses liées à l’IA diminuent (temporairement) ou soient retardées.
Par ailleurs, l’impact à long terme des nouvelles technologies est toujours sous-estimé, mais parfois surestimé à court terme.
Question 3. Récession ou atterrissage en douceur ?
La probabilité d’une récession aux États-Unis a augmenté (dans une mesure limitée, mais non négligeable), mais une telle éventualité reste peu vraisemblable, compte tenu de la solidité sous-jacente du marché du travail. Cette solidité découle principalement de la constellation démographique spécifique dans laquelle nous nous trouvons actuellement, où le marché du travail est confronté à un exode accru en raison de la horde massive de baby-boomers qui atteignent aujourd’hui l’âge de la retraite.
L’évolution défavorable doit être attribuée principalement à la banque centrale américaine. La politique maladroite de la Fed a maintenu les taux directeurs à un niveau (beaucoup) trop élevé pendant (beaucoup) trop longtemps, d’autant plus qu’il apparaît maintenant que la Fed a systématiquement mal évalué la force du marché du travail.
Cela pèse lourdement sur le financement des entreprises. Si un ralentissement important de la croissance devait se produire dans les mois à venir, ces coûts ne pourraient plus être répercutés en douce(ur) sur les consommateurs finaux. Les marges bénéficiaires en seraient largement érodées avec, in fine, un net ralentissement des bénéfices des entreprises.
L’accumulation d’erreurs et de maladresses politiques a fait perdre sa crédibilité à la Fed. Si une récession se produit effectivement, les marchés financiers doutent que la Fed agisse de manière adéquate pour faire face aux conséquences d’un tel ralentissement économique.
Il est cependant encore trop tôt pour s’en inquiéter. Le marché du travail s’est normalisé et reste robuste, les dépenses de consommation demeurent relativement fortes et la croissance réelle des salaires reste positive.
Toutefois, le principal baromètre de l’activité industrielle, en particulier l’indice ISM manufacturier, semble très faible depuis des mois, ce qui pourrait être le signe avant-coureur d’une contraction substantielle de l’industrie américaine.
Mais l’indicateur ISM manufacturier est faussé depuis des mois par une sous-composante spécifique, à savoir l’indice PMI de la zone Chicago de la Fed, qui est fortement influencé par les conditions difficiles spécifiques à Boeing. Si l’on corrige ce biais, l’indicateur ISM affiche une tendance plutôt plate. Ni optimiste, ni menaçante.
Question 4. Baisse des taux : faiblesse ou levier ?
Les baisses prochaines attendues des taux directeurs américains et européens étaient initialement considérées comme l’ultime étincelle nécessaire pour donner un coup de fouet à l’économie des deux côtés de l’Atlantique, et propulser les marchés boursiers vers de nouveaux records.
La crainte qui prévaut aujourd’hui est que les autorités monétaires ont maintenu les taux directeurs à des niveaux irresponsables pendant trop longtemps, causant des dommages inutiles et fondamentaux à l’économie.
Pour éviter la récession, la banque centrale doit agir de manière décisive lorsqu’il le faut, mais on ne sait jamais avec cette équipe aux manettes. Par crainte de semer le trouble avec des baisses de taux d’intérêt de 50 ou 75 points de base, ces gouverneurs centraux pourraient y aller avec le dos de la cuillère et procéder à des ajustements très progressifs de leurs taux directeurs par tranches d’un quart de point de pourcentage.
La structure à terme des taux d’intérêt américains prévoit actuellement (au moins) sept baisses consécutives d’un quart de point de pourcentage. En l’absence de chocs extérieurs soudains, cela suffira amplement à maintenir les marchés boursiers sur une trajectoire ascendante.
Conclusion
Vu la baisse prochaine des taux directeurs et des taux d’intérêt à long terme, ainsi que l’atterrissage en douceur attendu de l’économie américaine, rien ou presque ne s’oppose à une reprise complète des marchés boursiers. Toutefois, le moment où cela se produira est imprévisible.
Les investisseurs ont en effet besoin de retrouver un peu de confiance et cela ne peut se produire qu’avec des chiffres meilleurs que prévu sur l’évolution des indicateurs d’inflation, les bénéfices des entreprises et un apaisement des tensions géopolitiques. Il n’y a guère de répit à court terme. Les marchés financiers suivront donc un schéma volatil pendant encore plusieurs semaines, alors que l’élection présidentielle américaine se rapproche.
Stefan Duchateau est professeur et expert auprès d’Investment Officer.