Aucun autre pays ne suscite de sentiments aussi ambivalents chez les Occidentaux que la Chine. Alors que les stratèges géopolitiques prédisent qu’elle va, au cours de ce siècle, surpasser les États-Unis en tant que puissance mondiale dominante, les investisseurs voient une nation toujours plus entravée par le contrôle étatique. En conséquence, le dynamisme des entreprises privées s’affaiblit. Ceci a poussé ING et Gavekal à adopter une approche plus prudente et attentiste.
Géopolitique et investissement
Cet article est le septième et dernier d’une série de sept articles publiés par Investment Officer sur l’impact des évolutions géopolitiques sur les investissements. Ce thème sera aussi abordé lors du Fondsevent d’Investment Officer, le 30 septembre à Bussum, sur le theme « L’Europe sous pression ».
Arthur Kroeber, expert de la Chine et directeur de recherche chez Gavekal, affirme que Pékin se retrouve sous pression du fait des critiques et sanctions américaines, qui portent notamment sur les droits de douane, les subventions publiques et le contournement des règles de l’OMC. En réponse, le président Xi Jinping a redoublé d’efforts pour accroître la résilience et l’autonomie stratégique de la Chine, avec pour objectif de progresser dans la chaîne de valeur mondiale en renforçant sa position dans les technologies clés. Selon la base de données
Technology Tracker de l’Australian Strategic Policy Institute, la Chine est désormais en tête pour 37 technologies sur 44, devançant ainsi les États-Unis.
Cette approche ne parvient cependant pas à masquer le fait qu’aucune reprise économique ne s’est concrétisée après la pandémie. La crise immobilière persiste, les dépenses de consommation poursuivent leur déclin et la santé financière des gouvernements locaux s’est détériorée. Plus particulièrement, le sentiment dans le secteur privé s’est fortement dégradé, un phénomène exacerbé par l’emprise croissante du gouvernement sur les géants technologiques, comme la plateforme d’e-commerce quasi monopolistique Alibaba.
Arthur Kroeber, expert de la Chine chez Gavekal,
liste les conditions pour un retour des investisseurs en Chine (en néerlandais) :
Depuis 2015, Xi Jinping n’a cessé de soutenir les entreprises d’État, que des initiatives privées innovantes étaient presque parvenues à éclipser. Il a introduit une politique qui privilégie les entreprises publiques par rapport aux entreprises privées, le Parti communiste cherchant à réduire l’instabilité qu’il associe à une économie de libre marché.
Le coût d’une stratégie surcontrôlée
Arthur Kroeber, de Gavekal, avertit néanmoins, lors d’un entretien avec Investment Officer, que le coût de cette « stratégie surcontrôlée » apparaît de plus en plus clairement. Il doute que le gouvernement puisse maintenir cette approche au cours des dix à vingt prochaines années, à mesure qu’émergent de nouvelles vagues d’entreprises et de secteurs innovants.
Baisse des investissements privés chinois
Graphique : Part du secteur privé dans les investissements en capital fixe chinois entre le 31 mars 2012 et le 31 juillet 2024, en %.
Le pays est fortement endetté. « Une grande part de cette dette a été utilisée pour financer des investissements dans des infrastructures à faible productivité, souvent par le biais de véhicules de financement de gouvernements locaux, qui n’ont pas les revenus nécessaires pour rembourser les emprunts », explique Arthur Kroeber. « À présent, les Chinois réorientent de force le capital des infrastructures et de l’immobilier vers une production à forte intensité technologique. En théorie, cela doit améliorer les rendements du capital, tout comme la croissance de la productivité doit stimuler davantage la croissance économique. »
Arthur Kroeber évoque la durabilité de l’avance technologique de la Chine (en néerlandais).
Les inquiétudes d’Arthur Kroeber sont partagées par l’économiste Noah Smith qui affirme, dans une récente analyse rédigée sur Substack et intitulée Xi Jinping vs macroeconomics, que les efforts de Xi Jinping en faveur d’une autosuffisance apportée par l’industrie high-tech sont un échec. Avec des revenus en baisse, une faible confiance des consommateurs et une crise immobilière, la Chine se retrouve confrontée à une déflation qui menace sa stabilité économique globale.
Lire aussi : Xi-Jinping vs. macroeconomics, Noah Smith
Le « découplage » est un thème majeur en Chine et aux États-Unis. Les deux pays, ainsi que l’UE, visent l’autosuffisance afin de se prémunir des chocs externes. L’Inflation Reduction Act de Biden et le Chips Act européen reflètent cette évolution.
La Chine et les États-Unis, plus particulièrement, s’efforcent de réduire leur dépendance à l’égard des biens d’équipement provenant d’autres pays. Le commerce bilatéral entre les deux nations a diminué entre 2018 et 2023, alors qu’il avait augmenté au cours des cinq années précédentes. À noter qu’en dépit des tensions croissantes, le commerce bilatéral entre la Chine et l’Europe progresse, ce qui pourrait soulever des questions de sécurité nationale entre les États-Unis et l’UE.
L’UE, de plus en plus dépendante de la Chine
Source : Peterson Institute of International Economics.
« Le découplage n’a pas lieu »
Arthur Kroeber nuance le débat : les États-Unis ne peuvent pas non plus fonctionner sans la Chine. Les entreprises américaines dépendent de minéraux critiques comme le graphite, essentiel à la production de semi-conducteurs, dont la Chine contrôle à peu près 95 % du marché mondial. « Il existe d’autres terres rares que les États-Unis aimeraient éliminer de la chaîne d’approvisionnement chinoise, mais c’est difficile. Lorsque l’on creuse un peu, il apparaît clairement que la Chine reste profondément intégrée dans les chaînes d’approvisionnement destinées aux États-Unis », précise-t-il.
Lire aussi : ‘Numbers Matter: Defense Acquisition, U.S. Production Capacity, and Deterring China’
Malgré des mesures en faveur du découplage, les principaux blocs commerciaux mondiaux restent dépendants les uns des autres. De nombreux investisseurs se sont retirés des actifs chinois en raison d’une faible croissance nominale ces dernières années. Arthur Kroeber estime que, si la Chine adopte des politiques macroéconomiques plus prudentes et accélère sa croissance économique nominale, les investisseurs reviendront probablement.
Indice MSCI ALL Countries
Source : MSCI.
La Chine dans l’allocation d’actifs
Bob Homan, CIO d’ING, partage cet avis. « Pour le moment, nous sommes neutres sur la Chine en raison de tous ses problèmes cycliques. Or, l’empire du Milieu est extrêmement bon marché en termes de valorisations, c’est pourquoi une position neutre nous convient. Je pense que nous passerons, à terme, à une surpondération plutôt qu’une sous-pondération, car ces problèmes cycliques finiront par se résoudre. De plus, du fait d’un certain degré de démondialisation, les cycles économiques ne sont plus parfaitement synchronisés. Ceci offre un bel élément de diversification dans le portefeuille, également appelé décorrélation. Bien entendu, la corrélation entre actions et marchés demeure significative, mais ce cycle se poursuit à l’échelle mondiale. Elle pourrait se réduire, ce qui serait positif du point de vue des gestionnaires de portefeuille. »
« J’entends beaucoup de stratèges et d’investisseurs dire qu’ils sont très focalisés sur les évolutions géopolitiques et très attentifs à ces dernières. Mais en réalité, il n’en est rien. J’en ressens de la frustration, car cela procure à leurs clients un faux sentiment de sécurité. »
Bob Homan, ING
Interrogé sur l’impact des troubles géopolitiques mondiaux sur l’allocation stratégique d’actifs de la banque, Bob Homan, qui peut se targuer de 25 années d’expérience professionnelle, répond de façon presque laconique : « J’entends beaucoup de stratèges et d’investisseurs dire qu’ils sont très focalisés sur les évolutions géopolitiques et très attentifs à ces dernières. Mais en réalité, il n’en est rien. J’en ressens de la frustration, car cela procure à leurs clients un faux sentiment de sécurité. À mon sens, on ne peut pas vraiment se préparer à la plupart des événements géopolitiques majeurs, qui ont tendance à survenir de façon plutôt inattendue – à l’instar de la guerre en Ukraine. Sauf si vous vous couvrez », ajoute Bob Homan, « mais cela vous coûtera du rendement. »
L’allocation stratégique d’actifs d’ING inclut une surpondération des États-Unis, une sous-pondération de l’Europe et une position neutre sur la Chine. En dépit des tensions géopolitiques croissantes, Bob Homan ne voit rien de bénéfique dans les droits d’importation ou le boycott de produits chinois, comme les voitures électriques en UE.
Bob Homan, ING, évoque les droits de douane européens, qui compensent les subventions aux exportations chinoises (en néerlandais) :
« Non, cela n’a aucun sens. En fin de compte, les Chinois trouveront une solution par eux-mêmes et feront les choses aussi bien que vous. Vous perdrez alors votre marché. Selon moi, cette approche revient à se pénaliser, car elle freine le développement propre. S’ils peuvent produire une voiture moins chère et tout aussi bien, pourquoi vouloir la bloquer ? Tôt ou tard, vous serez perdant, dans tous les cas. Et si ce n’est pas la Chine, ce sera un autre pays qui pénétrera votre marché. Je pense donc qu’il faut rester ouvert. J’espère et attends également que les voitures chinoises livrent une concurrence féroce en Europe, mais avec un droit d’importation afin de neutraliser les subventions. »
Ancien rédacteur en chef d’Investment Officer, Cees van Lotringen est auteur, journaliste et entrepreneur.
Précédents articles de la série :
- Une alchimie d’algorithmes oblige les marchés à réagir (2 septembre)
- La transition énergétique annonce le plus grand marché haussier de tous les temps (12 août)
- « Danser sur le volcan, tant que c’est encore possible » (22 juillet)
- L’émergence des voitures électriques chinoises menace l’autonomie de l’UE (1er juillet)
- Une UE autonome pourrait créer un nouveau cadre pour les investisseurs (7 juin)
- Le réveil brutal de l’Europe : la géopolitique est de retour (22 mai)