Les opérations de portage sur le yen (yen carry trade), une stratégie financière consistant à emprunter à faible coût au Japon pour investir dans des actifs à rendement plus élevé à l’étranger, font actuellement l’objet de liquidations rapides et disruptives.
Le relèvement surprise des taux d’intérêt opéré par la Banque du Japon (BoJ) et les voix toujours plus fortes plaidant pour des baisses de taux plus rapides aux États-Unis ont provoqué des baisses de cours significatives, soulignant ainsi l’équilibre fragile des marchés financiers mondiaux.
Parmi les crises précédentes dans lesquelles les opérations de portage sur le yen ont joué un rôle, l’on peut citer la crise financière asiatique de 1998 et la crise financière mondiale de 2008. Dans les deux cas, les investisseurs avaient rapatrié des fonds au Japon, entraînant ainsi une forte hausse du yen. Ce rapatriement avait déclenché une crise du crédit, les institutions financières étant confrontées à des pénuries de liquidités, ce qui avait provoqué des turbulences sur les marchés. La volatilité s’était alors rapidement propagée à l’échelle mondiale, incitant les organisations internationales et les banques centrales à apporter des réponses coordonnées afin de stabiliser les marchés financiers.
« Il est difficile de dire si nous nous dirigeons vers les mêmes scénarios, mais les risques sont élevés et il peut être crucial, à ce stade, de faire preuve de prudence vis-à-vis des instruments très liquides », a déclaré Althea Spinozzi, responsable de la stratégie des titres à revenu fixe chez Saxo.
« Double choc »
Vincent Juvyns, Global Market Strategist chez JP Morgan Asset Management, décrit la situation comme un « double choc », en référence au relèvement inattendu des taux d’intérêt japonais et aux attentes croissantes de baisse des taux aux États-Unis. « Il s’agit clairement d’un mouvement exagéré, mais ce n’est pas une raison pour paniquer, ni le bon moment pour acheter. La volatilité pourrait se poursuivre pendant quelques jours encore. »
« La volatilité pourrait se poursuivre pendant quelques jours encore. »
Global Market Strategist chez JP Morgan Asset Management
Il est difficile d’estimer l’impact exact des opérations de portage sur le yen. Ce sont principalement des fonds spéculatifs qui s’engagent dans ces opérations. Les investissements du gouvernement japonais sont sans doute plus révélateurs. George Saravelos, Global Head of FX Research chez Deutsche Bank, notait en novembre dernier que le gouvernement japonais est en réalité engagé dans une énorme opération de portage, d’une valeur de 20 000 milliards de dollars. Avec un ratio dette/PIB largement supérieur à 200 %, George Saravelos a affirmé que la BoJ ne pouvait que relever les taux d’intérêt, ce qu’elle n’avait pas fait jusqu’à la semaine dernière.
Le dilemme de la BoJ
La BoJ était confrontée à un dilemme majeur : durcir sa politique et freiner le portage, ce qui pouvait provoquer de l’inflation et menacer la stabilité financière, ou retarder la hausse des taux, risquant ainsi une répression financière accrue qui pouvait entraîner un effondrement du yen. Il s’agit également d’un choix de générations. « En cas de dénouement des opérations de portage, les ménages plus âgés et plus riches sont confrontés à une inflation plus élevée ; en cas de report, les ménages plus jeunes et plus pauvres seront confrontés à une baisse des revenus réels », écrivait George Saravelos.
Selon l’OCDE, les fonds de pension japonais gèrent environ 1300 milliards de dollars d’actifs, un montant comparable à celui des fonds de pension suisses et légèrement inférieur à celui des Pays-Bas. Selon la Réserve fédérale, environ 56 % de ces actifs sont des investissements étrangers, principalement aux États-Unis et dans les grandes actions technologiques. Ces investissements étrangers fonctionnent également comme des opérations de portage. Si les investisseurs dans les fonds de pension japonais décident de rapatrier leurs investissements dans un contexte de changement des attentes en matière de taux d’intérêt et de renforcement du yen, la valeur du yen pourrait encore augmenter et le paysage financier se complexifier davantage.
Selon les analystes, l’impact sur les entreprises japonaises, connues pour leur gestion conservatrice de la trésorerie, ainsi que sur les investisseurs privés, tels que « Madame Watanabe », est considéré comme limité. Malgré les récentes réformes de la gouvernance d’entreprise visant à encourager les entreprises japonaises à détenir moins de liquidités, celles-ci restent peu enclines au risque. Selon les données de l’OCDE, les investisseurs individuels détiennent encore 54 % de leurs actifs sous forme de liquidités et de dépôts.
Menace pour la liquidité mondiale
Si le yen se renforce de manière significative et reste fort à long terme, cela pourrait avoir des conséquences durables pour l’économie japonaise. Un yen plus fort pourrait rendre les exportations japonaises moins compétitives, entraînant ainsi un ralentissement de la croissance économique du pays.
Pour Althea Spinozzi, la détérioration du marché boursier japonais pourrait être compensée dans un premier temps par le rapatriement des investissements basés sur le yen, car les investisseurs seraient moins enclins à acheter des instruments financiers étrangers en raison du risque de dépréciation des devises étrangères. Mais au bout du compte, cela représente une mauvaise nouvelle pour les marchés mondiaux.
« La liquidation des opérations de portage se traduit en fin de compte par une réduction des liquidités à l’échelle mondiale, car les investisseurs retirent leurs investissements de différents marchés. La réduction à long terme de la liquidité des marchés se traduit par des périodes de volatilité persistante, diminuant ainsi l’appétit des investisseurs pour le risque », a déclaré Althea Spinozzi.
« Normalisation progressive »
Vincent Juvyns estime qu’en raison de sa dette nationale élevée, le Japon continuera à maintenir les taux d’intérêt les plus bas parmi les banques centrales mondiales. « Même avec quelques relèvements des taux d’intérêt, le Japon restera la banque centrale affichant les taux les plus bas au monde. La BoJ n’a pas d’autre choix en raison de la dette nationale élevée. Ses taux d’intérêt resteront relativement bas, et ce ne sera certainement pas la fin des opérations de portage. Le différentiel se maintiendra. »
Vincent Juvyns anticipe une « normalisation progressive » de la politique de taux d’intérêt de la BoJ, qui pourrait durer jusqu’à la mi-2026. Il prévient toutefois que des événements imprévus pourraient survenir d’ici là, mais que la BoJ doit maintenir une politique financière restrictive en raison du fardeau de la dette japonaise. À moins que l’inflation ne revienne, ce qui est peu probable compte tenu du ralentissement de l’économie japonaise, l’environnement de taux d’intérêt bas devrait se maintenir.
En mars 2023, la dette publique du Japon est estimée à environ 9200 milliards de dollars en yens, soit 263 % du PIB. Il s’agit d’un des taux d’endettement les plus élevés parmi les pays développés, 43,3 % de cette dette étant détenue par la BoJ.