Avec son livre The Intelligent Investor, paru en 1949, Benjamin Graham est le fondateur de l’investissement axé sur la valeur. Il compte des disciples célèbres, dont Warren Buffett, Seth Klarman, Mohnish Pabrai et Joel Greenblatt. Grâce à Benjamin Graham, l’investissement n’est plus assimilé à la spéculation, mais à un placement dans des entreprises sur la base de leur valeur intrinsèque. Désormais, on s’intéresse à la valeur d’une entreprise en fonction de ses bénéfices, de ses actifs, de ses obligations, de ses flux de trésorerie, etc.
Benjamin Graham affirme que toutes les décisions d’investissement doivent être fondées sur la valeur et non sur le prix. Warren Buffett a résumé cette idée ainsi : « price is what you pay, value is what you get » (le prix est ce que vous payez, la valeur est ce que vous obtenez). Eugene Fama et Kenneth French ont introduit le facteur value en 1992. En achetant des actions sous-valorisées et en les conservant jusqu’à ce qu’elles atteignent leur valeur intrinsèque, et en vendant des actions survalorisées jusqu’à ce qu’elles atteignent elles aussi leur valeur intrinsèque, il est possible de réaliser une prime de valeur positive.
Cela a bien fonctionné jusqu’en 2007. Ce qui manquait dans le calcul de la prime de valeur traditionnelle, c’était le potentiel de croissance de l’entreprise sous-jacente. Warren Buffett (inspiré en partie par feu Charlie Munger) a depuis longtemps cessé de faire la distinction entre valeur et croissance. Pour lui, la croissance fait partie intégrante du calcul value. Contrairement à Benjamin Graham, depuis sa rencontre avec Charlie Munger, Warren Buffett n’achète plus d’actions d’entreprises médiocres à un prix attractif, mais uniquement d’excellentes entreprises à un prix raisonnable.
Deep value jusqu’en 2007
Pourtant, jusqu’en 2007, même les entreprises médiocres sous-valorisées ont surperformé la moyenne du marché à long terme. La formule de Benjamin Graham fonctionnait. Cela s’expliquait par le fait que c’était justement sur ces entreprises sous-performantes que les améliorations opérationnelles avaient le plus d’effet. Parmi ces améliorations figuraient notamment le principe de la production de masse, la méthode Six Sigma, mieux connue grâce à Jack Welch de GE, l’approche just-in-time, etc.
Les Japonais avaient élevé ces améliorations opérationnelles au rang de véritable art. Ils n’étaient peut-être pas suffisamment créatifs pour penser out of box, mais grâce à la méthode Kaizen, ils excellaient à perfectionner ce qu’il y avait in the box. Ce n’est pas pour rien que l’investissement de valeur fonctionne souvent mieux au Japon qu’ailleurs.
Innovations disruptives
Les entreprises value traditionnelles médiocres, qui savaient si bien tirer parti des améliorations opérationnelles, ont été mises hors jeu à partir de 2007 par un phénomène nouveau appelé « innovation disruptive ». Ce phénomène est similaire à celui, beaucoup plus ancien, de la destruction créatrice de l’école autrichienne. Cependant, ce n’est qu’avec l’avènement d’Internet et la disparition des barrières commerciales que les puissants effets de réseau ont permis aux entreprises présentant des innovations disruptives de surpasser rapidement les entreprises existantes.
Avant cette période, les changements étaient encore suffisamment lents pour que les entreprises médiocres puissent s’y adapter, mais cela a soudain pris fin. De nouveaux produits et de nouvelles entreprises ont rapidement connu une diffusion virale au niveau mondial. Grâce à Internet, il n’y avait plus de barrières à l’entrée, si bien que la désintermédiation (Internet élimine l’intermédiaire) a écarté des secteurs entiers, où le principe du winner takes all prévalait. Les entreprises value médiocres en étaient désormais les principales victimes.
Le nouveau concept value
Un des inconvénients du concept value traditionnel est qu’il est trop tourné vers le passé et pas suffisamment vers l’avenir. Un investisseur axé sur la valeur préfère se concentrer sur les gains réalisés. En effet, il est difficile de déterminer et d’évaluer correctement la croissance future, ce qui conduit souvent à des décotes injustifiées par rapport à la valeur intrinsèque d’une entreprise. Cette décote ou marge de sécurité fait partie intégrante de l’investissement axé sur la valeur. Les innovations disruptives signifient également que de nouvelles technologies, semblant sorties de nulle part, s’imposent soudain sur le marché. Il est donc difficile de prévoir l’avenir à partir de la valorisation actuelle d’une entreprise.
Il y a douze ans, j’avais essayé d’expliquer qu’avec un ratio de 120 fois les bénéfices, Amazon n’était pas chère du tout, notamment parce qu’une grande partie du flux de trésorerie était réinvestie dans l’entreprise. Cependant, lorsque mon interlocuteur a compris que la majorité des investissements étaient consacrés à ce qu’on appelait le cloud qu’il a perdu tout intérêt. Il semble qu’imagination et investissement value ne fassent pas bon ménage. Quoi qu’il en soit, le nouvel investissement axé sur la valeur devra s’adapter en s’intéressant davantage aux facteurs non tangibles indicatifs d’un succès futur. Il s’agit notamment d’actifs immatériels tels que les brevets, qui valent souvent beaucoup plus que les actifs matériels obsolètes.
Le capital humain d’une entreprise est également difficile à évaluer, mais l’art d’attirer et de retenir les talents constitue souvent le point de départ d’une innovation disruptive. Cela signifie que les entreprises où l’on reçoit des cafés lattes gratuits, où l’on a la possibilité de capturer des Pokémon au travail et où l’on peut emmener son chien au bureau devraient soudain obtenir un score plus élevé sur les listes value.
Nouvelles opportunités grâce à l’intelligence artificielle
Les investisseurs axés sur la valeur n’investissent pas dans les Sept Magnifiques, sauf peut-être dans Meta après la chute du cours de l’action en 2022, probablement accentuée par le fait que Mark Zuckerberg était alors l’Américain le plus détesté (après Donald Trump). Les Sept Magnifiques se concentrent toutes sur la facilitation de l’intelligence artificielle. Ce sont les enablers, mais les gros capitaux viendront ensuite des adopters.
Les entreprises qui bénéficient le plus de l’intelligence artificielle sont en partie des entreprises value médiocres. Les sociétés qui emploient beaucoup de personnel effectuant des tâches ennuyeuses et abrutissantes deviennent soudain intéressantes en raison de leur énorme potentiel d’économies. L’intelligence artificielle, c’est tout à la fois la production de masse, Six Sigma, just-in-time et Kaizen, une grande amélioration opérationnelle. L’investissement axé sur la valeur est donc encore promis à un brillant avenir.
Han Dieperink est directeur de la stratégie d’investissement chez Auréus Vermogensbeheer. Il a auparavant été directeur des investissements chez Rabobank et Schretlen & Co.