La courbe américaine des taux est inversée depuis juillet 2022 ; la courbe européenne l’est depuis novembre de la même année. Fin 2022, pas moins de 85 % des économistes prévoyaient donc une récession pour 2023. Pour cette année, s’ils étaient moins nombreux à en prédire une, la plupart estimaient tout de même qu’un ralentissement de la croissance était inévitable.
Peu comptaient sur l’accélération de la croissance à laquelle nous assistons aujourd’hui ; par conséquent, tout le monde se retrouve subitement avec un portefeuille mal composé. La fonction de tampon des obligations n’a soudain plus d’utilité, d’autant plus que la courbe des taux est toujours inversée. En outre, il est à présent crucial de protéger le portefeuille contre l’inflation, alors que celle-ci est, justement, la pire ennemie des obligations. Les investisseurs s’intéressent donc tout d’un coup davantage aux moyens de s’en prémunir.
Le scénario de base idéal
Mon scénario de base porte toujours le nom d’Über-Goldilocks (ou super-Boucle d’Or). Nous traversons une période comparable aux années 1990, voire aux Années folles, il y a un siècle. Alors que l’économie, dans les années 90, était comparée au conte de Boucle d’Or, où tous les astres étaient alignés, nous en voyons aujourd’hui l’excellence. La croissance économique est plus élevée que prévu, tandis que, dans le même temps, l’inflation n’est pas aussi forte qu’attendu et, ainsi, les taux d’intérêt n’augmentent plus (même Jerome Powell l’affirme). En résumé, un environnement idéal pour les actions.
Le risque majeur, pour l’avenir, est que les investisseurs n’investissent plus dans les actions, mais gardent leur argent sur la touche ou acquièrent des obligations. Selon le scénario de base, l’inflation baissera encore davantage au cours de l’année, et passera peut-être même sous l’objectif des 2 %, avec à la clé une baisse du taux directeur. La Suisse et la Suède ont déjà entamé ce parcours, le Royaume-Uni ainsi que la zone euro suivront prochainement (en juin), après quoi les États‑Unis réduiront eux aussi leur taux, au plus tôt en septembre.
Les conséquences d’une baisse des taux sur la Bourse
Par le passé, un taux d’intérêt réduit donnait généralement une impulsion additionnelle aux marchés boursiers. Ce n’est qu’après la bulle Internet et la grande crise financière que les marchés boursiers se sont mis à baisser après une première réduction du taux. Dans les deux cas, les risques n’étaient pas ceux d’une inflation, mais d’une déflation. Si elles veulent contrer ces risques, les banques centrales doivent aller beaucoup plus loin pour stabiliser le marché avec, pour conséquence, une correction nettement supérieure sur le marché boursier.
Dès lors que l’inflation est le problème, son pic constitue également le point le plus bas en Bourse. Nous l’avons vu, cette fois encore, à l’automne 2022. Soudainement, les 1 000 points ne paraissaient plus du tout si éloignés pour l’AEX.
Des scénarios alternatifs
Outre le scénario Über-Goldilocks, le scénario d’une récession disparaît progressivement du paysage. Pour la seconde fois de l’histoire, la Réserve fédérale est parvenue à assurer un atterrissage en douceur. La précédente était en 1995, ce qui appuie encore l’analogie du scénario de base avec les années 1990.
Les risques d’un scénario impliquant une inflation et des taux plus élevés pour longtemps ont néanmoins augmenté. À court terme, l’inflation peut baisser après la disparition des vents contraires en l’espace de trois mois et ce, parce que le marché du travail est plus calme grâce aux gains de productivité offerts par l’intelligence artificielle et parce que l’Owners Equivalent Rent (40 % de l’IPC global, mais une composante que personne n’a réellement à payer) va baisser. À un peu plus long terme, plusieurs arguments pourraient être avancés en faveur d’une hausse de l’inflation.
Une inflation plus élevée à long terme
Le problème de l’endettement mondial n’a pas diminué. Il pourrait être résolu par une reflation (une répression financière), dans le cadre de laquelle les taux à court et long termes seraient structurellement maintenus en dessous du taux de croissance nominal de l’économie. Une inflation légèrement plus forte aide à résoudre le problème de l’endettement, bien qu’aucune banque centrale ne soit prête à le confirmer. Dans le même temps, le taux d’intérêt réel augmente probablement lui aussi, car il est on ne peut plus clair que nous avons quitté la « nouvelle normalité ».
Une productivité accrue (comprenez : une croissance économique accrue) exige un taux d’équilibre plus élevé. Le taux actuel, compte tenu de l’accélération récente de la croissance, ne semble néanmoins pas encore suffisamment élevé. Cela est également dû au fait que la politique budgétaire contrarie la politique monétaire. De nombreux investissements à forte intensité de capital sont en outre prévus : transition énergétique, énormes investissements dans l’infrastructure, démondialisation, réarmement mondial… Beaucoup d’entreprises informatiques, en particulier dans les domaines des logiciels et des réseaux sociaux, sont subitement devenues très capitalistiques du fait des investissements réalisés dans l’intelligence artificielle, un secteur qui ne connaît pas de rendement décroissant. C’est toujours mieux d’avoir plus.
Il convient également de noter qu’avec la hausse des dettes au cours de la décennie passée, le taux d’intérêt a connu une baisse constante, notamment du fait de la présence d’une bulle d’épargne. La génération des baby-boomers fut la première à aller travailler un jour (voire un jour et demi) par semaine pour épargner en vue de sa pension. À présent que cette génération est pensionnée, elle va cesser d’épargner et consommer davantage.
La nouvelle réalité
Depuis la crise sanitaire, les gouvernements ont semblé vouloir résoudre chaque nouveau problème par plus de dette. En fin de compte, la seule chose à faire est de financer monétairement cette politique budgétaire souple. Par ailleurs, si la Chine est encore, à ce jour, le moteur déflatoire du monde, le rééquilibrage de l’économie chinoise va rendre le pays moins compétitif sur le marché mondial. De nombreuses entreprises sont en outre devenues monopolistes grâce à des innovations disruptives et les oligopoles font partie du paysage dans un nombre croissant de secteurs ; or, ces formes de marché ne sont pas spécialement célèbres pour leur concurrence par les prix.
Du point de vue démographique, le pourcentage de consommateurs augmente, tandis que celui des producteurs diminue : il n’est donc pas si étrange que le ratio capital-travail penche du côté du travail. Les prix de l’immobilier devraient en outre baisser, mais il existe une pénurie de logements, tant aux États-Unis qu’en Europe et, maintenant, en Chine également ; les prix de l’immobilier augmentent donc plus fortement que l’inflation. Les nouveaux acquéreurs de logement ne peuvent pas s’en offrir un neuf, mais les logements de l’ancienne génération, toujours plus disposée à se servir de ce patrimoine pour financer les acquéreurs débutants, présentent quant à eux un fort potentiel.
Un portefeuille pour plusieurs scénarios
Le scénario de base est bon pour les actions, qui ont par ailleurs offert une excellente protection contre la hausse de l’inflation ces dernières années. Aujourd’hui, il existe cependant des différences en fonction des secteurs. Les actions mieux valorisées sont plus sensibles à la hausse des taux d’intérêt ; les actions dans les matières premières, notamment, offrent une meilleure protection contre l’inflation. Les obligations, qui constituent une catégorie d’investissement peu risquée, ont été mises de côté ces dernières années. S’il existe à présent ce que l’on appelle les obligations indexées sur l’inflation, les bénéfices liés à l’inflation en seront probablement perdus du fait de leur sensibilité à la hausse du taux réel.
Dans les années 1970, l’or offrait une bonne protection contre l’inflation mais, au cours de la période 2020-2022, son prix a essentiellement évolué latéralement ; son palmarès est donc peu convaincant. Mais au sens plus général, les actifs tangibles réels (dont l’immobilier et l’infrastructure) constituent une excellente alternative, meilleure même que les obligations dans un portefeuille. Même les investisseurs en actions plus craintifs n’ont pas à perdre de rendement pour cette diversification, qui créera un portefeuille capable de résister aux scénarios les plus probables sans une perte trop importante de rendement.
Han Dieperink est directeur de la stratégie d’investissement chez Auréus Vermogensbeheer. Il a auparavant été directeur des investissements chez Rabobank et Schretlen & Co.