Stefan Duchateau
duchteau.jpg

Les investisseurs épargnés par le mal de mer malgré la houle sévissant sur les marchés financiers peuvent se targuer d’avoir un solide pied marin.

C’est sans conteste un atout pour garder l’équilibre durant la tempête et ne pas se laisser intimider trop rapidement par de brèves turbulences. Cela permet de de tirer parti d’opportunités à long terme et d’absorber les revers passagers avec la résignation nécessaire.

 

Graphique 1 : Évolution de l’indice mondial des actions depuis le 01.01.1991 (démarrage à 100) 

graf

Mais reconnaissons-le : Pour l’heure, cette épreuve de vérité met également à mal notre patience légendaire. Le cocktail toxique d’une inflation galopante, d’absence de perspectives d’issue au conflit militaire et de perturbations des chaînes d’approvisionnement crée une incertitude telle qu’elle alimente des vagues de panique sur lesquelles les marchés financiers ballottent depuis des semaines comme de simples débris d’épave. 

Un problème renforce l’autre et leur pouvoir destructeur conjugué laisse des entailles profondes sur les marchés des actions et surtout des obligations. Les marchés financiers n’ont nulle part où regarder pour trouver quelque raison de remonter la pente. D’un front ou l’autre, de mauvaises nouvelles arrivent toujours à saper le moral des investisseurs, tuant ainsi dans l’œuf toute tentative de redressement.  

Du moins pour l’instant. Les observateurs attentifs ont en effet déjà remarqué une inflexion de l’évolution des prix : l’inflation de base aux États-Unis s’est engagée sur la voie de la décrue, ce qui se traduit par un recul substantiel de l’inflation escomptée au cours des prochaines années. 

Graphique 2 : Inflation de base aux États-Unis, en termes de CPI et PCE, et inflation moyenne attendue à 5 ans. 

graf

La tendance positive des chiffres de base est cependant éclipsée par le bond (attendu) de l’indice CPI général de pas moins de 9 % sur une base annuelle. Ce chiffre marque un nouveau record de ces quatre dernières décennies. Ce dérapage risque de plomber à nouveau l’humeur de nombreux observateurs et maintiendra la pression sur les marchés des actions. Une telle flambée du niveau général des prix pourrait inciter en effet la banque centrale américaine à surréagir.

En réalité, les investisseurs ont plus de mal à digérer les solutions imaginées par la banque centrale américaine pour endiguer la vague inflationniste que les problèmes en tant que tels. La fébrilité des marchés financiers reste en effet principalement alimentée par les craintes d’un resserrement excessif de la politique monétaire américaine. Pour l’heure, des gouverneurs de la Fed par trop zélés font dans la surenchère de déclarations matamoresques sur le niveau du taux directeur que la banque centrale devra atteindre pour venir à bout de la spirale inflationniste. De telles déclarations sont toutefois des projectiles non guidés, tout simplement parce que la politique monétaire n’est pas armée pour dompter des prix alimentaires et énergétiques qui dérapent en raison des tensions géopolitiques. 

Un taux directeur plus haut ne peut contrecarrer que l’inflation de base (expurgée des prix alimentaires et énergétiques). Son évolution indique que nous avons déjà parcouru un bout de chemin dans la bonne direction, mais ce n’est pas encore suffisant. Toujours est-il que l’économie américaine a déjà bien assez ralenti : ni la croissance de la masse salariale ni l’augmentation de la demande de consommation ne constitue encore la moindre menace. Et, selon toute vraisemblance, on apprendra sous peu que l’économie américaine se sera même contractée au premier semestre de 2022. 

Ce recul n’est cependant pas suffisant pour le qualifier (officiellement) de récession. Pour qu’une certaine période affiche ce triste label, elle doit remplir plusieurs critères analysés par le NBER. Vu la solidité (encore relative) de l’économie américaine, côté demande, et surtout la robustesse du marché du travail, il est exclu de parler d’un recul généralisé de l’économie. Les deux trimestres écoulés ne seront donc pas affublés de l’étiquette de ‘récession officielle’, mais tout au plus du qualificatif de ‘récession technique’ provoquée par un facteur unique.  

Une nuance qui n’amoindrit en rien l’impact douloureux de ce contrecoup économique, surtout s’agissant des résultats d’entreprises qui ont été réalisés au cours du deuxième trimestre de cet annus horribilis. La publication de ces bénéfices d’entreprises donnera le ton sur les bourses d’actions au cours des prochaines semaines. Nous tablons sur une croissance générale, très limitée, et même sur une évolution légèrement négative des résultats des entreprises technologiques au deuxième trimestre. 

En réalité, la crainte d’une véritable récession vise surtout le second semestre de 2023, lorsque le mix de prix énergétiques toujours élevés et de resserrement monétaire excessif par la Fed risque de provoquer une crise économique. La probabilité que cela arrive est estimée actuellement à 1 chance sur 3. 

Entendons-nous bien, nous n’en sommes pas encore là. L’écart de taux entre les obligations d’État à 10 ans et à 1 an est devenu négatif. Or, chaque récession depuis la Seconde Guerre mondiale a toujours été précédée d’une différence négative entre les deux. Le prix du pétrole se stabilise et, sur le marché mondial, les prix alimentaires ont même diminué sensiblement. 

Jusqu’à présent, les marchés financiers n’ont guère trouvé matière à se rassurer de l’évolution favorable de l’inflation de base et de la détente des prix alimentaires et énergétiques. En Allemagne, en particulier, on reste très angoissé à l’idée de voir se couper complètement l’approvisionnement en gaz russe. Dans les dix prochains jours, le gazoduc Nord Stream 1 sera fermé pour des travaux de maintenance des turbines. La réouverture de cette ligne d’approvisionnement vitale est attendue avec angoisse, ce qui illustre cruellement la dépendance pathétique au gaz russe qui permet au Kremlin de paralyser d’un claquement de doigts une grande partie de l’économie européenne. 

Mais les marchés financiers sont davantage encore sur le qui-vive par la propension à vouloir s’imposer de l’actuelle direction de la banque centrale américaine. La réaction des bourses à la publication des dernières statistiques de l’emploi en dit long à cet égard. Avant que ces chiffres ne soient connus, les marchés craignaient surtout une rechute du nombre d’emplois créés, ce qui aurait indiqué un affaiblissement accéléré de la conjoncture. Lorsque cela se produit en parallèle à une accélération de la croissance salariale, la peur face au pire des scénarios est alimentée : une inflation galopante combinée à une stagnation de l’économie. Ce qui est aussi calamiteux qu’un pneu crevé sur la route des vacances…

Mais les derniers chiffres de l’emploi semblent se moquer des craintes de récession : le nombre d’emplois créés aux États-Unis outrepasse largement toutes les attentes alors que la croissance salariale n’affiche qu’une modeste progression. Best of both worlds. 

Les marchés d’actions ont réagi tout d’abord de manière mitigée, ensuite même franchement mal à ces chiffres étonnamment bons. Et pour cause : cette constellation est de nature à inciter la Fed à relever ses taux encore plus rapidement et plus fortement. Il y a des chances que la politique monétaire soit déterminée rien qu’en regardant dans le rétroviseur et en perdant de vue le fait que de telles statistiques ne reflètent que le passé. Alors que les marchés anticipaient déjà avec certitude un triple hike le 27 juillet avant la publication des chiffres de l’emploi, ils attribuent à présent une probabilité plus élevée à un relèvement complémentaire de 75 points de base en septembre et d’un demi-pour cent en novembre. Avant la publication des (excellentes) statistiques tirées du dernier rapport sur le chômage, les marchés ne tablaient ‘que’ sur respectivement 50 et 25 points de base.   

Ici aussi, les marchés craignent que la Fed n’aille un ‘cran’ trop loin dans son resserrement monétaire, ce qui ferait tout de même basculer l’économie en phase de contraction. Un durcissement totalement inutile, mais pas impensable : Jay Powell, le président de la banque centrale américaine, n’est pas surnommé pour rien Inspecteur Clouseau, depuis son intervention hasardeuse en 2018. 

Il faut donc se garder d’extrapoler sans nuance la situation actuelle, très favorable, sur le front de l’emploi. Parce qu’il existe déjà des signes d’un affaiblissement (accéléré) sur le marché de l’emploi, plus particulièrement au niveau du nombre (en baisse) de nouvelles offres d’emplois. 

Entre-temps, le conflit militaire semble se consolider et les signes de facilitation des transports permettent au prix du blé de baisser sensiblement et de s’établir jusqu’à son niveau d’avant l’invasion, tout comme le prix du pétrole. Autre évolution frappante : la chute des cours des métaux. La correction baissière a surtout touché le prix du cuivre, très sensible à la conjoncture. 

Graphique 3 : Évolution des prix en dollars américains du pétrole brut, du blé et du cuivre. 

graf

Sur les marchés obligataires, c’est la crainte d’une poursuite du dérapage de l’inflation, nourrie par la hausse des prix de l’énergie, qui a occasionné les plus grandes pertes, les pires de mémoire d’homme. L’envolée des taux sur les marchés obligataires depuis le début de cette malheureuse année est inédite dans l’histoire financière de l’après-guerre, tant dans son ampleur que dans sa rapidité. 

Une telle dégringolade des cours est exagérée et se corrigera, au moins partiellement, dans une phase ultérieure, mais n’oublions pas que cette remontée est partie également du plancher le plus bas connu à ce jour et ne nous amène donc encore qu’à un niveau de taux relativement bas tant du point de vue historique que par rapport à l’inflation actuelle. Entre-temps, les taux d’intérêt à long terme se sont stabilisés parce que la probabilité d’un nouveau dérapage de l’inflation a diminué, mais surtout parce que les perspectives économiques se sont nettement dégradées. 

La fragile zone euro souffrira encore au moins jusqu’à la mi-2023 de la pression inflationniste, y compris en ce qui concerne son inflation de base. La BCE n’est en effet pas suffisamment armée pour combattre la pression des prix actuelle, dans la mesure où cette dernière est surtout alimentée par les cours de l’énergie. 

La forte appréciation du dollar américain exerce elle aussi une pression sur le niveau des prix. La nette remontée du billet vert par rapport à l’euro traduit le creusement du différentiel de taux entre le nouveau et le vieux continent, tant à court qu’à long terme, et à la fois en termes nominaux et réels. 

L’économie européenne paraît beaucoup plus faible. La combinaison d’un potentiel de resserrement monétaire plus limité, de la dépendance au gaz russe et d’une inflation attendue plus élevée diminue le taux réel dans la zone euro, ce qui donne des ailes au dollar et met la parité US$/€ à portée de main. Un dollar plus fort accentue cependant encore la pression sur les cryptomonnaies  et pèse sur les résultats des entreprises américaines exportatrices. 

Graphique 4 : Évolution du cours $-€

(La ligne rouge descendante indique un renforcement du dollar, la ligne verte est la valeur modèle pour le cours US$-€, basé sur les différentiels de taux réels à court et à long terme.) 

graf

Lors de sa prochaine réunion, la BCE devrait réagir à cette évolution des taux d’intérêt et des cours de change en relevant son taux directeur de 25 points de base (ou même d’un demi-pour cent, ce qui ne nous étonnerait pas). Mais nous attendrons surtout de sa part une déclaration ferme sur son soutien inconditionnel des obligations d’État italiennes, espagnoles et portugaises afin de protéger la zone euro de toute attaque spéculative.  

La politique de sanctions que l’Alliance occidentale inflige à la Russie nuit surtout énormément à sa propre économie, avec un impact disproportionné sur l’Allemagne. Lorsque le poids lourd de la zone euro subit de tels dommages, il est inévitable que les autres États membres de l’union monétaire en ressentent très vite les effets. 

Le fin renard du Kremlin applique ainsi (à nouveau) le principal enseignement de sa pratique de judoka : Utilise la force et le poids de ton adversaire pour le déséquilibrer. En l’espèce, c’est la force économique et le poids industriel de l’économie allemande.   

En termes d’allocation d’actifs, le contexte actuel nous oblige toujours à sous-pondérer légèrement les actions. Les primes de risque que nous offrent actuellement les marchés d’actions sont en effet encore très chiches, compte tenu de la pression persistante sur les taux et de la dégradation attendue des résultats des entreprises au cours du trimestre à venir. Au sein de la composante actions, nous surpondérons fortement surtout les États-Unis (et dans une moindre mesure l’Inde). 

Le volet obligataire du portefeuille est encore risqué. Seules les obligations d’État et d’entreprises américaines offrent des perspectives de return positif, mais comportent évidemment un risque additionnel en raison de la forte appréciation du dollar. Nous ajoutons des obligations d’État chinoises à ce portefeuille. En effet, il faut chercher loin… 

Entre-temps, nous nous employons à réparer ce pneu crevé. D’abord, bien identifier l’endroit de la fuite. Ensuite, bien nettoyer autour et sécher soigneusement. Une bonne dose de colle par-dessus. Et attendre patiemment que la colle sèche.  

Author(s)
Target Audiences
Access
Limited
Article type
Column
FD Article
No