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La sélection des titres de sociétés européennes cotées en Bourse exige une prudence toute particulière, à présent que l’Union européenne élabore une politique visant à promouvoir une autonomie stratégique. Elle le fait en réponse à l’évolution rapide de l’environnement géopolitique qui implique des risques, mais aussi des opportunités pour les détenteurs d’actifs et les investisseurs.

Cet article spécial fait partie d’une série consacrée à l’impact des évolutions géopolitiques sur les investissements. Ce thème sera également abordé lors du  Portfolio Day le 20 juin à Bruxelles et lors du Fondsevent, le 30 septembre à Bussum. Le premier article a été publié le 22 mai.

L’Union européenne œuvre à une politique dite mercantiliste grâce à laquelle l’Europe, en s’appuyant sur un contrôle gouvernemental strict de l’économie, pourra se donner le temps et l’espace nécessaires pour devenir moins dépendante des influences économiques extérieures. Il s’agira entre autres de veiller à ce que les secteurs clés restent au sein de l’Union même et que l’exploitation de matières premières et minerais essentiels y soit maintenue. Les investisseurs voient quelques opportunités dans cette stratégie.

Ainsi, l’économiste en chef Koen de Leus et le stratège en chef Philippe Gijsels, de BNP Paribas Fortis, ont écrit dans Les 5 tendances de la nouvelle économie mondiale, leur best-seller paru à la fin de l’année dernière, que la transition vers un monde neutre en carbone était l’une des plus grandes opportunités d’investissement de tous les temps, et qu’il ne fallait pas passer à côté. 

La transition verte de l’UE dépend pour l’instant de la Chine

(part de la production mondiale)

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Rob Deneke, gestionnaire du fonds European Continuation Fund de Juno Partners, qui investit dans des entreprises familiales européennes, pense lui aussi que la transition énergétique envisagée, à l’instar de la volonté d’autonomie stratégique de Bruxelles, fera en fin de compte progresser l’Europe. Mais cette transformation ne sera pas sans risques, met-il en garde.

« C’est vrai : la pénurie de matières premières et minerais essentiels entraînera une hausse des prix, et donc de l’inflation. Les entreprises réagissent d’ores et déjà en constituant des stocks plus importants car, dans le contexte géopolitique actuel, ce n’est plus une question de just in time, mais de just in case. » Cela signifie, selon Rob Deneke, qu’il faut se montrer particulièrement critique et attentif en sélectionnant les actions d’entreprises européennes cotées en Bourse. 


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Rob Deneke,  gestionnaire du fonds European Continuation de Juno Partners, à propos de la résilience de l’Europe : 



Il y a quelques semaines, lors d’une conférence de près de deux heures à la Sorbonne, Emmanuel Macron a pris la mesure des ambitions européennes. Le chef de l’État a estimé que l’unité stratégique de l’UE s’était considérablement renforcée au cours des sept dernières années. Dans ce contexte, il a cité des domaines politiques tels que la santé publique, le financement de la dette commune, la technologie et la politique climatique et énergétique, dans lesquels l’Union s’implique de plus en plus.

La création d’un marché commun de l’énergie revêt une importance particulière. « L’énergie décarbonée est la clé de la réconciliation du climat, de la souveraineté et de la création d’emplois. L’Europe doit devenir une grande puissance électrique. C’est ça, la clé », selon le président. Mais M. Macron a ajouté une mise en garde : les civilisations peuvent disparaître. « Oui, nous vivons un moment décisif. Notre Europe peut mourir. Pour dire les choses simplement, c’est à nous de décider ce qu’il en adviendra. »


Voir aussi : le discours du président Macron à la Sorbonne, le 25 avril


La politique européenne d’autonomie stratégique a été lancée en 2020 et la France, sous l’égide du président Macron, en a été l’un des initiateurs. Paris a été le théâtre de deux événements susceptibles de modifier de manière significative l’équilibre des pouvoirs dans le monde. D’une part, l’Accord de Paris sur le climat, dans le cadre duquel 195 pays du monde entier se sont engagés à limiter le réchauffement climatique à 1,5 ou 2 degrés maximum d’ici 2050. D’autre part, les tensions croissantes entre la Chine et les États‑Unis, dont l’enjeu est la position du pays le plus puissant au monde. Le président chinois Xi Jinping ne fait pas mystère de ses ambitions.

Un changement de paradigme séculaire

En mars de l’an dernier, Xi Jinping, en visite chez son homologue Vladimir Poutine à Moscou, a déclaré que cela faisait « partie d’un changement de paradigme centenaire que nous traversons ensemble ». S’il n’a pas développé davantage ces propos sibyllins, dans les capitales occidentales, le message est passé haut et fort : le « changement de paradigme séculaire » était une référence au centenaire que la République populaire de Chine souhaite célébrer en 2049, date à laquelle son retour à la position de pays le plus puissant au monde devrait être une réalité. La Chine et la Russie coopèrent intensivement à la réalisation de cet objectif commun. Ainsi, Xi Jinping et Vladimir Poutine se sont déjà réunis plus de quarante fois pour des concertations bilatérales.


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« Des changements tels que nous n’en avons pas connus depuis cent ans sont en cours, et nous sommes les moteurs de ces changements. »

Xi Jinping lors d’un entretien avec Vladimir Poutine, 

mars 2023  (vidéo Aljazeera)


En Occident, on anticipe donc un scénario tendant vers une finale. Le prélude à cela pourrait être l’invasion par la Chine d’un « Taïwan renégat ». Le ministère américain de la Défense estime que la Chine ne sera pas prête pour cela avant 2027 au plus tôt. Si ce scénario venait à se concrétiser, il aurait des conséquences majeures et directes pour les États‑Unis comme pour l’Europe. 

Dans ce contexte, les États-Unis avaient déjà déclaré en 2018 qu’ils ne seraient pas en mesure de mener une guerre sur deux fronts. Selon le Groupe d’études géopolitiques, cela expliquerait pourquoi l’OTAN a réagi si rapidement et durement après l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022 : elle voulait non seulement défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine, mais tenait surtout à frapper la capacité offensive russe afin qu’elle ne constitue pas, à court terme, une menace pour l’Europe. 

Compétitivité industrielle

Dans ce contexte, la pression exercée par les États-Unis sur l’Europe se renforce, tout comme la prise de conscience, par l’Union européenne, de la nécessité d’accélérer l’objectif d’autonomie stratégique fixé en 2020. En effet, non seulement l’Europe est relativement faible en termes de puissance militaire, mais elle perd également en compétitivité industrielle.


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« Notre Europe est mortelle. Elle peut mourir, et tout dépend de nos choix. »

Emmanuel Macron, président français, à propos de l’Europe dans son discours à la Sorbonne, Paris, 

avril 2024 : 


Le manque de matières premières nécessaires à la transition vers un monde neutre en carbone est ici en cause. « Il s’agit de trois faiblesses structurelles interliées », affirment Edwin de Groot et Bas van Geffen, macro-stratèges de Rabobank, qui ont récemment publié l’étude Europe’s quest for strategic autonomy requires dealing with structural weaknesses.

Les chefs de gouvernement et responsables politiques sont conscients que l’ordre mondial se fragilise rapidement du fait des guerres (en Ukraine et à Gaza), mais aussi du processus de démondialisation, de chaînes d’approvisionnement fragiles et du protectionnisme. L’autonomie stratégique est donc une priorité absolue. Elle implique de s’attaquer simultanément aux faiblesses susmentionnées, avec beaucoup d’attention et de lourds investissements. Cela rend cette transformation aussi importante que complexe et urgente, met en garde Rabobank dans son étude.


Voir : Europe’s quest for strategic autonomy, Rabobank 


Cette urgence se reflète dans le Critical Raw Materials Act, en vigueur depuis le mois de mai. Cette loi américaine vise davantage de diversification. Ainsi, la dépendance d’un pays ne peut dépasser 65 % de sa consommation annuelle. Dans le même temps, l’UE souhaite produire davantage à l’intérieur de ses frontières, ce qui entraînera une hausse des coûts. Pour réaliser cette transition verte, les investissements devront passer de 1200 milliards de dollars en 2020 à 4400 milliards de dollars en 2030, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Cela risque cependant d’accroître la pression sur les budgets et la dette souveraine des États membres de l’UE, déjà en surchauffe, a récemment mis en garde la BCE

Un talon d’Achille de cet objectif d’autonomie stratégique est la production de biens civils comme militaires. Cela est d’autant plus vrai que la compétitivité européenne diminue du fait du vieillissement de la population et de coûts de production (plus) élevés. Ce dernier problème est en partie dû à la hausse des prix des matières premières et au manque de minerais essentiels, comme le lithium, nécessaires à l’électrification de l’économie. La conséquence en est un déclin de la production industrielle. En Allemagne, cette tendance s’est amorcée dès 2017. Cette nation industrielle subit en effet, de plus en plus, la concurrence de la Chine qui, d’une part, progresse dans la chaîne de valeur mondiale et, d’autre part, est leader du marché des éoliennes et panneaux solaires, tout en occupant un quasi-monopole dans le traitement de minerais critiques. 

« Une realpolitik à somme nulle »

Dans son étude intitulée Europe’s quest for strategic autonomy, Rabobank reconnaît que, si l’UE était autrefois conçue comme un bloc commercial pacifique, elle est à présent entrée dans un monde complètement différent. « Répondre à ces défis impliquera des coûts immenses, mais le prix d’une absence de réponse sera plus élevé encore. » 


« La faiblesse stratégique de l’UE exige une coordination politique sans précédent. »

Elwin de Groot, responsable de la macro-stratégie chez Rabobank


En effet, toujours selon les deux macro-stratèges, « dans un monde de « realpolitik à somme nulle », si vous ne contrôlez pas les matières premières, vous finissez par perdre l’industrie. Si vous perdez votre industrie, vous n’aurez pas d’armée digne de ce nom. Et si vous perdez votre armée, vous ne pourrez pas contrôler les matières premières. Ceci peut déclencher un cercle vicieux de baisse du taux de change, d’augmentation des déficits extérieurs, d’accroissement de la dette et de l’inflation, et donc de hausse des taux d’intérêt et du chômage. En d’autres termes, un déclin structurel de la stabilité macro-économique, puis socio-économique. C’est le schéma historique que nous avons observé par le passé lors du déclin de grandes puissances. »

Dans un commentaire oral, Elwin de Groot attribue cette position fragile de l’Europe au fait que l’UE ait longtemps négligé le triangle de l’autonomie stratégique (infographique). « Il a été le grand oublié car, selon nous, l’UE suivait un programme libéral de libre-échange, où on laissait le marché résoudre tous les problèmes. Dans une certaine mesure, comme en Allemagne, cela a très bien fonctionné. Mais nous réalisons aujourd’hui qu’il faut se montrer plus directif. Le libre marché était une bonne chose, mais nous sommes peut-être allés trop loin dans cette direction. » 


Les trois pierres angulaires de l’autonomie structurelle

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Les faiblesses structurelles de l’Europe dans sa quête d’« autonomie stratégique » sont un manque de ressources clés, de compétitivité industrielle et de puissance militaire. Ces trois éléments sont désormais liés, affirme Rabobank.


Les macro-stratèges de Rabobank fondent leurs espoirs sur la pandémie de Covid, qui a montré qu’une solidarité européenne pouvait bel et bien exister en cas de crise. « Le Sud de l’Europe, grâce au Nord, a bénéficié d’une formidable impulsion budgétaire », affirme M. de Groot. Le défi extérieur auquel l’UE est à présent confrontée – à savoir un processus de désindustrialisation, une dépendance des matières premières et une industrie de la défense propre limitée – pourrait selon lui rapprocher les États membres de l’UE.

La dette appelle une nouvelle approche

Le stratège de Rabobank ne croit cependant pas que ces défis puissent être relevés en adoptant une pensée keynésienne ou néolibérale du XXe siècle. Les dettes de l’Union et ses États membres sont d’ores et déjà bien trop importantes pour cela. C’est pourquoi la banque présente une réflexion expérimentale dans son étude. Selon Elwin de Groot, « la faiblesse stratégique de l’UE exige une coordination politique sans précédent et une combinaison inédite de politiques d’assouplissement budgétaire ciblé, de taux d’intérêt plus élevés et de prêts ciblés. »


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Elwin de Groot à propos des ambitions européennes en matière d’autonomie stratégique ouverte : 


Pour établir ces trois piliers de l’autonomie stratégique, une inflation modérée, une viabilité de la dette publique et un maintien de la cohésion sociale seront nécessaires. L’argent utilisé pour cela ne proviendra pas des marchés, mais de l’UE et de ses États membres. L’État peut passer tellement de commandes que de nouveaux fournisseurs feront leur apparition dans des secteurs d’importance stratégique. Compte tenu de l’étroitesse du marché du travail, il pourrait également être décidé de suspendre temporairement la production de biens de consommation (par exemple les voitures de luxe) ou d’offrir aux travailleurs de secteurs moins vitaux une sécurité sociale ou une transition vers les secteurs stratégiques après une reconversion. 

Cette « destruction créatrice » - que Rabobank ne désigne d’ailleurs pas comme telle dans son rapport – nécessite une coopération intensive entre l’UE et la BCE. La banque centrale pourrait en effet exempter certains secteurs stratégiques d’une augmentation des taux d’intérêt, quoique cela risque d’entraîner de vifs débats sur ce qui est stratégique et ce qui ne l’est pas. Pour Elwin de Groot, cette approche hors des sentiers battus est justifiée « car il faut forcer la transition des investissements vers les secteurs stratégiques. En effet, si l’on opte pour une solution des années 1970 consistant à simplement injecter de l’argent, cela ne fonctionnera pas, ne serait-ce que parce qu’un marché du travail tendu entraîne une inflation accrue. » 

Protectionnisme

Dans ce contexte, il préconise également une forme de protectionnisme, « parce que la Chine et les États-Unis le font aussi ». « Oui, c’est une forme de distorsion du marché, mais c’est le prix à payer », assure M. de Groot. « Et c’est pourquoi il est important de bénéficier de soutien à cet égard. Sinon, ça ne fonctionnera pas. Pouvons-nous tous identifier ce qui nous paraît important ? Parfois, on a besoin d’un ennemi commun. Il doit donc y avoir un consensus clair sur la présence de défis qui nous concernent tous, qu’il s’agisse de la montée en puissance de la Chine ou de la disparition du parapluie de sécurité américain. C’est sur la base de ces évolutions qu’un soutien peut se créer. »


Le protectionnisme « est une forme de distorsion du marché, mais c’est le prix à payer. » 

Elwin de Groot, responsable de la macro-stratégie chez Rabobank


Elwin de Groot admet que lorsqu’il s’agit par exemple d’une entreprise liée à l’industrie européenne de la défense, l’État (et/ou l’UE) la finance, comme ce fut notamment le cas avec Airbus. « Oui, je peux imaginer que nous accordions des prêts bon marché à ce type d’entreprises. Cela rend leur financement moins cher. Et l’Europe peut également leur garantir qu’elle achètera leurs produits. La rentabilité de ce type d’entreprises est ainsi correctement assurée. »

M. de Groot reconnaît que cela nous fait évoluer vers une approche plus mercantiliste. « C’est assurément dans cette direction que s’oriente l’Europe. Il se peut que l’on en paie le prix à plus long terme, mais cela peut aussi rapporter gros. Le meilleur exemple en est celui de la DARPA, l’agence de la Défense américaine. Tous ces objets que nous utilisons aujourd’hui, comme l’iPhone, trouvent leurs racines dans l’industrie de la défense. » 

Un modèle néolibéral trop poussé

Pour Elwin de Groot, « à l’instar des entreprises, les modèles économiques doivent se réinventer. Le modèle néolibéral a très bien fonctionné, dans une certaine mesure. Mais il nous faut bien admettre que nous sommes peut-être allés trop loin en la matière et que, si nous voulons vraiment atteindre nos objectifs stratégiques, nous devrons faire des concessions. » 


« Les Européens sont novateurs. Après tout, nécessité fait loi ; ce qui signifie qu’en Europe, comme aux États-Unis, une réindustrialisation aura lieu. » 

Rob Deneke, gestionnaire du fonds European Continuation Fund de Juno Partners


Récemment, Emmanuel Macron a fait écho au plaidoyer de M. de Groot en faveur d’une approche hors des sentiers battus lors de sa conférence à la Sorbonne. À l’approche des élections parlementaires européennes, le président français a préconisé l’instauration d’une politique commune dans presque tous les domaines. Il a déclaré que les 27 États membres de l’Union « pourraient lancer des champions européens grâce à des investissements communs dans des secteurs stratégiques ». Il a également appelé à la création d’un véritable marché commun pour offrir aux start-ups européennes une position de départ comparable à celle des start-ups américaines et chinoises. « Notre force, c’est que nous disposons d’un marché intérieur de 450 millions de consommateurs. » 

Pour Rob Deneke, gestionnaire du fonds European Continuation Fund de Juno Partners, la politique d’autonomie stratégique aura une incidence positive à long terme : « Les Européens sont novateurs. Après tout, nécessité fait loi ; ce qui signifie qu’en Europe, comme aux États-Unis, une réindustrialisation aura lieu : les entreprises, comme les fournisseurs, sont en train de revenir, probablement grâce à l’attrait des subventions et les soutiens gouvernementaux. » 


z Ancien rédacteur en chef d’Investment Officer, Cees van Lotringen est auteur, journaliste et entrepreneur. 



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