
En mars 2015, Otmar Issing, membre des premières heures du conseil d’administration de la BCE et économiste en chef de la banque, m’a servi une tasse de café et nous nous sommes assis, comme deux vétérans de guerre, au 60e étage de la Messeturm de Francfort, en regardant les panaches de fumée qui entachaient la ligne d’horizon de la ville. Pour M. Issing comme pour moi-même, cette vue rappelait des souvenirs.
« On dirait une zone de guerre », disait-il. M. Issing était bien placé pour le savoir, lui qui a vu de telles images lorsqu’il était enfant pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai moi-même vu la même chose au début des années 1990, pendant la guerre dans mon pays natal, la Bosnie-Herzégovine. Ma maison et tout le quartier étaient en flammes.
M. Issing trouve dommage que l’euro soit à l’origine de ces nuages de fumée. L’euro était une monnaie censée rapprocher les Européens. Pourtant, nous étions là à regarder la fumée noire provoquée par des Européens mécontents qui étaient venus à Francfort des quatre coins de la zone euro pour manifester à l’occasion de l’inauguration du nouveau siège de la BCE.
Lorsque les dirigeants de la BCE regardent aujourd’hui par la fenêtre, ils ne voient plus de panaches de fumée noire. Pourtant, ils sont bien là, mais cette fois-ci ils sont invisibles. C’est la guerre commerciale américaine qui les provoque. « Il y a des décennies où il ne se passe rien et des semaines où il se passe des décennies », disait Lénine. Les semaines écoulées depuis le 2 avril, date à laquelle le président américain Donald Trump a déclenché une guerre commerciale destructrice, semblent être l’une de ces périodes équivalentes à plusieurs décennies d’événements.
Les premiers effets sont déjà visibles aux États-Unis et ce ne sont pas exactement ceux que M. Trump promettait. Ce n’est qu’une question de temps avant que l’économie de la zone euro ne soit également affectée. Quand, comment, sous quelle forme et quelle sera l’intensité de l’impact ? L’incertitude règne, mais il ne fait aucun doute qu’il y aura des conséquences.
C’est pourquoi, dans le contexte de ces panaches de fumée invisibles, la BCE a décidé ce mois-ci de réduire les taux d’intérêt de la zone euro pour la septième fois consécutive. Ce faisant, la banque centrale entend soutenir l’économie de l’union monétaire alors que les effets de la politique chaotique des États-Unis commencent à se faire sentir. Les perspectives économiques se sont détériorées en raison de la guerre commerciale et la BCE s’attend à ce que le ralentissement de la croissance économique entraîne une nouvelle baisse de l’inflation dans la zone euro. En écoutant la conférence de presse qui a suivi la décision, il est apparu clairement que la baisse des taux d’avril ne sera pas la dernière que la BCE mettra en œuvre. Les marchés financiers s’attendent à au moins deux autres baisses cette année.
L’un des effets que nous observons déjà dans l’UEM est que l’euro est devenu plus fort. Depuis le début du mois d’avril, la monnaie européenne a gagné près de 5 % par rapport au dollar. C’est tout à fait remarquable : en effet, le dollar prend généralement de la valeur en période de turbulences sur la scène internationale. Le fait que nous assistions aujourd’hui au phénomène inverse en dit long sur la rapidité avec laquelle la confiance dans les États-Unis s’érode.
Je suis toutefois particulièrement curieux de savoir comment la BCE percevra cette situation. En effet, il faut se féliciter d’une monnaie forte. Cela peut indiquer une plus grande confiance dans la monnaie, mais surtout, une monnaie forte est un facteur important pour une économie plus résiliente, plus innovante et plus compétitive. C’est exactement ce à quoi l’économie de la zone euro aspire. Dans la période à venir, écoutez donc attentivement ce que les responsables de la BCE diront à propos de la récente appréciation de l’euro. Dans le passé, ils ont régulièrement manifesté leur mécontentement à ce sujet.
J’espère qu’ils auront aujourd’hui un point de vue différent. S’il se révèle que cette évolution n’est pas appréciée, cela en dira long sur la manière dont ils entendent renforcer l’économie de la zone euro : soit de manière théorique, pour ne pas dire à la manière de Draghi (comme indiqué dans le rapport de l’ancien président de la BCE à ce sujet), soit de manière éprouvée, comme le font par exemple les Pays-Bas depuis des décennies.
Edin Mujagić est économiste, gestionnaire du fonds d’investissement Hoofbosch et auteur du livre Keerpunt 1971. Il rédige des tribunes pour Investment Officer et contribue à l’ECB Watch, sur la politique monétaire de la Banque centrale européenne.