Les valorisations élevées et les risques géopolitiques semblent pointer vers une surchauffe potentielle et des incertitudes à venir. L’Europe est vulnérable, car fortement dépendante de tiers pour ses biens de première nécessité et ses matières premières. Peut-elle maintenir sa puissance et sa prospérité économiques et combiner politique climatique ambitieuse et industrie forte ?
L’équipe d’investissements d’Optimix Vermogensbeheer ne cache pas ses inquiétudes. Au deuxième trimestre, elle a déclaré nager à contre-courant, de toutes ses forces : le marché est bien trop enthousiaste et arrogant et, ce faisant, perd de vue la situation globale, incertaine.
Ainsi, cette année, le S&P 500 enregistre une hausse d’environ 18 %, tandis que l’Euro Stoxx 600 se dirige vers un rendement de plus de 8 % depuis le début de l’année. « Peut-être suis-je simplement trop paranoïaque. Je pense qu’il est nécessaire de dézoomer. S’extraire du sentiment et des illusions du moment et bien regarder ce qui est en train de se passer », déclare Arjen van der Meer, responsable de l’allocation d’actifs tactique chez Optimix.
Le gestionnaire d’actifs, qui fait partie de la banque suédoise Handelsbanken, n’est pas le seul à se montrer sceptique : l’indicateur Buffett, baptisé d’après l’investisseur axé sur la valeur du même nom, Warren Buffett, observe que la capitalisation boursière du S&P est deux fois supérieure au PIB américain. C’était également le cas en 2022, et la plus importante chute du cours du S&P 500 depuis 2008 s’est alors produite, comme le montrent les données de FactSet. Si l’indicateur Buffett ne fait pas l’unanimité à ce jour, d’autres mesures populaires de valorisation, dont le ratio cours/bénéfice sur 12 mois et les ratios cours/chiffre d’affaires et valeur de l’actif économique / chiffre d’affaires, sont tous au-dessus du 90e percentile par rapport aux données historiques.
L’indicateur Buffett mesure les valorisations par rapport au PIB
Ces valorisations élevées sont, pour Optimix, une raison de se montrer prudents. « Oui, nous sommes un peu inquiets vis-à-vis du marché boursier. Celui des États-Unis, surtout. Il y a bel et bien des signes de surchauffe. Cela vaut pour les valorisations du marché, mais aussi pour sa concentration. Seules quelques entreprises sont à l’origine de la performance du S&P », avertit Arjen van der Meer. « Et pourtant, ce que les rapports nous montrent, c’est que le marché voit peu de dangers. Alors que, selon nous, il en recèle de très nombreux. » Actuellement, Optimix – contrairement à la tendance – sous-pondère les actions. En outre, le gestionnaire, en réaction à l’inflation, s’est progressivement constitué une position dans les matières premières et a ajouté des produits de taux et de la duration à son portefeuille.
« Ce que les rapports nous montrent, c’est que le marché voit peu de dangers. Alors que, selon nous, il en recèle de très nombreux. »
Arjen van der Meer, Optimix
« Nous avons pris cette dernière décision car nous constatons actuellement une forte hausse du risque de récession. Jusqu’à il y a quelques mois, le marché s’inquiétait continuellement de cette récession à cause d’un taux directeur élevé. Nous disions alors que cette récession était trop prématurée pour qu’il faille en avoir peur, l’économie étant soutenue par l’épargne des consommateurs. Mais cette épargne a, entretemps, plus ou moins été dépensée. Dans le même temps, la politique budgétaire expansive est toujours de mise, même si elle commence à se réduire année après année. » Optimix estime qu’une période difficile se profile à l’horizon. Si les choses se passent encore souvent bien de janvier à juin, la période d’août à octobre est souvent difficile, surtout si les sept premiers mois se sont bien passés. Optimix estime en outre que l’aversion pour le risque va nettement s’amplifier à l’approche des élections américaines, et que cela va générer encore plus d’incertitudes et d’inquiétudes.
50 % de probabilité d’une guerre civile aux États-Unis
Tout ceci ne suffit pas encore à rendre le marché nerveux, ce qui inquiète Arjen van der Meer. Il n’est d’ailleurs pas le seul. Ray Dalio, fondateur de Bridgewater Associates, le plus important gestionnaire américain de fonds spéculatifs, a publié un article sur LinkedIn le mois dernier, en partie basé sur son livre Principles for Dealing with the Changing World Order. Il y passe en revue les 500 dernières années de l’histoire mondiale dans le but de comprendre comment les hégémonies se forment, puis disparaissent. À l’instar des différentes phases qu’une personne traverse au cours de sa vie, les États traversent différents cycles au fil de l’histoire. Dalio distingue six phases du big internal (dis)order cycle. La sixième phase est une guerre (civile), et Dalio estime que les chances qu’une sorte de guerre civile éclate aux États-Unis sont actuellement supérieures à 50 %. Verdict au plus tard l’an prochain, selon lui. La tentative d’assassinat de Donald Trump du 14 juillet dernier aura sans aucun doute apporté de l’eau à son moulin.
Ray Dalio a réalisé cette étude de l’histoire mondiale car il estime que les investisseurs travaillent sur des horizons bien trop courts et avec des ensembles de données trop limités pour être en mesure d’évaluer correctement les risques. Pour son ouvrage, il s’est intéressé à cinq forces interdépendantes qui déterminent l’avènement et le déclin des ordres nationaux ou mondiaux : les cycles de la dette, du crédit et monétaire ; le cycle de l’ordre et du désordre interne, le cycle de l’ordre et du désordre externe ; les évolutions climatiques ; et les innovations humaines en matière de technologie.
Vers un nouvel ordre mondial
Lire aussi : ‘The Changing World Order’, Ray Dalio
Ces cycles se succèdent dans le contexte de l’essor de nouvelles grandes puissances comme la Chine et l’Inde, qui remettent en cause la vision du monde occidentale d’après-guerre tout en revendiquant davantage d’influence et d’autorité. Plusieurs pays – la Chine, la Russie, l’Iran, la Corée du Nord – affichent en outre des motivations révisionnistes. Cela vulnérabilise notamment l’Europe, qui a toujours pensé qu’un ordre mondial basé sur des règles était bénéfique à tous. Il s’est peu à peu dégagé de cela un modèle économique, avec une répartition du travail et des régions permettant des coûts aussi réduits et des bénéfices aussi élevés que possible.
Un horizon temporel bien trop court dans l’UE
Il apparaît cependant clairement aujourd’hui que l’Union européenne, dans bien des domaines, dépend fortement de tiers ; il suffit de penser aux importations de biens et matériaux de première nécessité, comme les denrées alimentaires et les matières premières. Ces deux éléments rendent l’Europe vulnérable dans le contexte d’une population mondiale croissante et de la transition vers un monde neutre en CO2.
Peter Tom Jones, expert en matières premières et directeur de recherche à la Katholieke Universiteit Leuven, se demande, dans ce contexte, comment l’Europe peut maintenir sa puissance et sa prospérité économiques dans un monde en évolution si rapide. Il examine en outre comment nous pouvons combiner une politique climatique ambitieuse à une industrie forte et compétitive. Pour ce faire, l’Europe devra, quoi qu’il advienne, limiter sa dépendance à d’autres pays (en l’occurrence, la Chine) pour les matières premières.
L’expert formule la critique que « tout en Europe se base sur divers maillons d’une longue chaîne. Ce sont tous des composants différents, et chaque composant du système européen doit être rentable en soi. Si un composant n’est pas rentable, il fera irrévocablement faillite et disparaîtra du système. »
Peter Tom Jones explique qu’en Chine, on voit les choses d’une tout autre manière. Le pays pense sa chaîne d’approvisionnement, du reste totalement intégrée, selon une vision sur 20 à 30 ans, et non sur un horizon de deux ou trois ans, ou dans la perspective des prochaines élections. « Cet horizon temporel est bien trop court pour élaborer une stratégie à long terme. Et c’est cela qui fait tout le succès de la Chine », selon lui.
« Nous nous trouvons dans une nouvelle phase de l’histoire, une phase basée sur le protectionnisme, sur le nationalisme des matières premières, sur toutes sortes de nouvelles règles. Et les Chinois l’ont très bien compris. »
Peter Tom Jones, Katholieke Universiteit van Leuven
Ainsi, l’Union européenne s’est donné d’ambitieux objectifs climatiques. Mais pour atteindre ces objectifs, des minerais critiques, comme le lithium et le cobalt, sont absolument nécessaires. Ces minerais arrivent en Europe des quatre coins du monde. Mais plus important encore : le traitement de ces minerais est dominé par la Chine, ce qui vulnérabilise l’Europe au regard de la pensée révisionniste portée par Pékin. Ainsi, les restrictions à l’importation imposées ce mois-ci par Bruxelles pour les véhicules électriques construits en Chine pourraient entraîner, en retour, une interdiction d’exportation de minerais critiques.
« L’Europe touchée par le syndrome BANANA »
Peter Tom Jones préconise, dans ce contexte, que Bruxelles contribue à son ambition d’« autonomie stratégique » par l’ouverture et l’exploitation de mines en Europe. Ainsi, des pays comme le Portugal, l’Espagne, la France et l’Allemagne abritent du lithium et il y a du nickel et du cuivre à extraire dans le sud de l’Europe, tandis que des terres rares sont disponibles au nord.
Alors que la Suède est déjà bien avancée en matière d’exploitation minière, le reste de l’Europe est touché par le syndrome BANANA : Build Absolutely Nothing Anywhere Near Anything (ne construire absolument rien, nulle part, près de rien). Une attitude qui, selon l’expert, est particulièrement répandue en Belgique et aux Pays-Bas. « Nous vivons sous la dictature des minorités agissantes. Ainsi, un site de recyclage des batteries lithium-ion aura du mal à être agréé en Flandre, alors que nous savons tous que cela fait partie de l’économie circulaire de demain. »
Peter Tom Jones observe néanmoins quelques premiers pas intéressants. Ainsi, le Parlement européen a adopté le Règlement pour une industrie «zéro net » et le Règlement sur les matières premières critiques. « Ce sont de premières étapes nécessaires à l’élaboration d’une stratégie plus large à long terme. On note ainsi un revirement clair au niveau européen. »
Martin Moryson, économiste en chef pour l’Europe du gestionnaire d’actifs allemand DWS, se montre lui aussi modérément optimiste. « L’Europe a montré une grande résilience, tant pendant la crise sanitaire que pendant la crise énergétique qui a suivi l’invasion russe en Ukraine. » Le fait que l’Allemagne, en quelques mois seulement, soit parvenue à construire des terminaux de gaz naturel liquéfié a, selon lui, été l’un des révélateurs de cette résilience.
Il admet en revanche que très peu de débats publics ont été menés au sujet de ces évolutions, tant en Allemagne que dans d’autres pays européens. Il juge néanmoins que la population des États membres fait preuve d’une forte capacité d’adaptation. On ne perd guère de temps en pourparlers : les gouvernements s’adaptent, sans tenter d’imposer des « exigences injustifiées » à la population.
« C’est l’intérêt politique qui prime »
Martin Moryson constate dans le même temps un changement radical du terrain de jeu mondial. « En temps normal, si l’on suit la théorie économique sur les subventions, on pourrait dire que le fait que quelqu’un d’autre subventionne ses exportations est une très bonne chose. Profitez de biens bon marché, consommez-les et soyez heureux. C’est un cadeau. Mais dans le cas de la Chine, on a la quasi-certitude que la politique prime sur l’économie. On pourrait donc dire que oui, c’est ce qu’ils font, mais pour des raisons finalement politiques, et non économiques. »
« Dans le cas de la Chine, on a la quasi-certitude que la politique prime sur l’économie. »
Martin Moryson, DWS
Il n’exclut pas non plus que le fait que le pays souhaite devenir l’hégémonie du XXIe siècle joue un rôle à cet égard. « La crainte est que la Chine souhaite rendre dépendants l’Europe ou le reste du monde, et que nous ayons quelque chose qu’elle puisse utiliser en matière politique. Par conséquent, la réaction optimale du point de vue politique n’est plus de simplement profiter des biens bon marché, mais de faire quelque chose pour préserver nos marchés et réduire notre dépendance à ce genre d’évolutions. Et cela doit se faire dans une perspective politique et économique. Je crains que, dans l’état actuel du monde, il n’y ait pas d’alternative. »
Écoutez Martin Moryson, économiste en chef pour l’Europe de DWS, parler des considérations politiques et économiques concernant les pratiques chinoises de dumping en Europe (en anglais)
À la question de savoir pourquoi les investisseurs prennent quelque peu à la légère les risques géopolitiques à l’œuvre, Arjen van der Meer, d’Optimix Vermogensbeheer, conclut : « Oui, c’est là la psychologie typique du marché. Il était bien plus logique qu’une telle bulle se crée en 2000, car le monde vivait alors dans une tranquillité et une paix absolues. Mais les possibilités ne sont plus du tout si grandes aujourd’hui. Et la conséquence est que tout le monde danse un peu sur le volcan – du moins, tant que c’est encore possible. »
Ancien rédacteur en chef d’Investment Officer, Cees van Lotringen est auteur, journaliste et entrepreneur.
Géopolitique et investissement
Cet article fait partie d’une série Investment Officer consacrée à l’impact des évolutions géopolitiques sur les investissements. Ce thème sera aussi abordé lors du Fondsevent le 30 septembre à Bussum, et a été discuté lors du Portfolio Day à Bruxelles.
Précédents articles de la série :
- L’émergence des voitures électriques chinoises menace l’autonomie de l’UE (1er juillet)
- Une UE autonome pourrait créer un nouveau cadre pour les investisseurs (8 juin)
- Le réveil brutal de l’Europe : la géopolitique est de retour (22 mai)
Video Ray Dalio sur l’évolution de l’ordre mondial :