
Le monde est en transition vers un nouvel ordre multipolaire, dans lequel l’Amérique va perdre sa position dominante. Philippe Gijsels, stratège en chef chez BNP Paribas Fortis, prédit que cette évolution s’accompagnera d’une plus grande volatilité sur les marchés financiers. Les actions, les devises, les produits de base et les taux d’intérêt seront soumis à des fluctuations.
Philippe Gijsels était l’un des orateurs du Portfolio Day d’Investment Officer qui s’est tenu à Bruxelles la semaine dernière et il prendra la route avec son collègue et coauteur Koen De Leus, dans les mois à venir, pour promouvoir la version anglaise de leur best-seller intitulé De nieuwe wereldeconomie (La nouvelle économie mondiale).
L’une des principales thèses de l’ouvrage est que le monde évolue vers une « multimondialisation », avec une poignée de blocs géopolitiques qui, tant sur le plan politique qu’économique, peuvent avoir des priorités très différentes. Des confrontations sont à prévoir dans un tel contexte, à l’instar de la récente guerre commerciale déclenchée par les États-Unis.
« Nous vivions dans un monde unipolaire où les États-Unis étaient le pays dominant. Nous nous dirigeons vers un monde au moins bipolaire – avec la Chine – et peut-être même vers un monde multipolaire. Cela s’accompagnera inévitablement de turbulences. Car lorsqu’un pays doit céder une partie de son pouvoir, cela ne se fait généralement pas avec du champagne et des gâteaux, mais avec des tensions », analyse M. Gijsels.
Le dollar perd des plumes
Grâce à son statut financier exceptionnel, l’Amérique a encore reçu des milliers de milliards de dollars de flux d’investissements ces dernières années. Le monde entier a investi avec enthousiasme dans les titres du gouvernement américain et le dollar est resté une monnaie forte malgré les déficits commerciaux et publics des États-Unis. Mais depuis le début de cette année et après l’arrivée à la présidence de Donald Trump, la tendance s’est renversée.
« Les pays étrangers, et la Chine en particulier, se sont récemment débarrassés d’une grande partie de leurs obligations d’État américaines dans leurs portefeuilles, constate Philippe Gijsels. C’est également l’une des raisons pour lesquelles les prix de l’or ont augmenté, car ces pays cherchent des alternatives. Seul un quart de la dette nationale américaine se trouve encore dans des mains étrangères. »
Selon lui, le fait que le dollar n’augmente pas fortement après des événements géopolitiques tels que l’attaque israélienne contre l’Iran prouve que la monnaie américaine perd de son importance en tant que monnaie de réserve. « Le dollar présente toutefois l’avantage de ne pas avoir d’alternative réelle à l’heure actuelle. Le yuan chinois n’en est certainement pas une ».
Récemment, M. Trump a de nouveau partiellement annulé certains droits de douane à la suite de l’agitation autour des bons du Trésor américain. Les redoutables bond vigilantes ont ainsi montré leur puissance.
Sur les marchés obligataires, M. Gijsels s’intéresse principalement au Japon, le plus grand détenteur étranger de titres d’État américains. « Les doutes sur les bons du Trésor pourraient entraîner une pression sur les obligations d’État japonaises, ce qui aurait alors un impact immédiat sur le reste de l’économie mondiale. Un signe révélateur : partout dans le monde, y compris au Japon, les taux d’intérêt à long terme augmentent. Le marché signale par là qu’il y a peut-être réellement un problème de viabilité de la dette publique. »
La domination des actions américaines à son apogée ?
Selon M. Gijsels, « l’exceptionnalisme » américain est également mis sous pression sur les marchés boursiers. Jusqu’à récemment, les investisseurs s’intéressaient aux Sept Magnifiques et misaient en masse sur la Bourse américaine, mais cet engouement semble terminé.
« Il n’y avait pas d’alternative non plus », se souvient M. Gijsels. « Jusqu’à récemment, le S&P 500 surperformait l’Euro Stoxx grâce aux valeurs technologiques. Le reste du monde restait derrière. On observait alors une prophétie autoréalisatrice. Un client ayant investi dans l’Euro Stoxx ou le Bel20 constatait à la fin de l’année que l’indice S&P avait augmenté de 20 %, alors que son portefeuille n’avait progressé que de 6 %. Son gestionnaire en tirait la conclusion suivante : on va mettre notre argent dans le S&P aussi. Ces investissements n’ont cessé de prendre de l’ampleur. Cela explique pourquoi 75 % de l’indice MSCI World est composé d’actions américaines. »
Selon M. Gijsels, la politique commerciale erratique de M. Trump compromet le statut exceptionnel des États-Unis auprès des investisseurs. « À chaque tweet de M. Trump, quelque part dans le monde, un investisseur, un gestionnaire de fonds ou un pays dira : nous allons investir moins aux États-Unis », a expliqué le stratège boursier sur scène à Bruxelles.
« Mais M. Trump n’est pas le seul responsable. Même sous son prédécesseur démocrate Joe Biden, nous avons vu que les États-Unis choisissent de plus en plus leurs propres intérêts nationaux. »
Toutefois, il ne s’attend pas à un effondrement spectaculaire des actions américaines, des obligations d’État ou du dollar. « La réduction internationale des bons du Trésor américain – ainsi que des actions – sera progressive, comme le supplice de la goutte d’eau. Mais ces 75 % de titres américains dans le MSCI World constituent, à mon avis, un record générationnel. Cela va diminuer. Il est plus probable qu’il tombe à 60 % qu’il n’augmente à 90 %. »
Allocation d’actifs en période de turbulences
Qu’est-ce que cela signifie pour les gestionnaires de fonds ? Pour le stratège, ils auront à nouveau l’occasion de se démarquer. « Ce sera à nouveau un monde de gestion active et de sélectionneurs d’actions. »
« Il est probable qu’avec l’histoire de l’indice S&P au cours des 15 dernières années, la gestion passive s’est beaucoup trop orientée dans une seule direction. L’allocation des actifs était un cauchemar. On se demandait juste : combien d’Apple ou de Microsoft prenez-vous en portefeuille ? Les autres étaient à la traîne. »
« Mais à partir de maintenant, si la répartition mondiale est meilleure, il y aura plus d’opportunités pour l’Europe, les marchés émergents, les petites capitalisations, etc. Des opportunités d’achat se présenteront à de nombreux endroits. Cela ne signifie pas que les entreprises technologiques américaines seront entièrement ignorées, car elles continueront bien sûr à occuper une position forte dans des domaines d’avenir comme l’IA. »
Les marchés des obligations et des matières premières s’annoncent également intéressants. « On ne peut plus parler d’une seule économie mondiale. La croissance peut être différente en Europe, aux États-Unis et au Japon, ce qui signifie que les politiques de taux d’intérêt des banques centrales seront également différentes », déclare M. Gijsels. « Si le dollar s’affaiblit, les matières premières remontent. Cela confirme l’une des thèses de notre livre : les matières premières sont devant un important marché haussier. Regardez le palladium et le platine. L’argent est également en train de monter. »
En bref : les options d’investissement deviennent plus variées et les résultats moins prévisibles. Cela rend l’investissement plus attrayant, mais aussi plus éprouvant nerveusement. « Une période de volatilité se profile à l’horizon. Car si nous modifions l’ensemble du système financier, cela ne se fera pas sans conséquences. Il y aura des corrections occasionnelles », conclut Philippe Gijsels.