Le dérapage des indicateurs d’inflation aux États-Unis et dans la zone euro est de plus en plus préoccupant. L’indice des prix de détail qui vient d’être annoncé aux États-Unis (CPI) n’avait plus été aussi élevé depuis 40 ans. Cet indice a été poussé à la hausse principalement par la progression des prix des services et des loyers. L’inflation des prix des biens se situe elle aussi à un niveau élevé, mais semble avoir pour l’heure atteint un plateau.
Assez curieusement, le chiffre de l’inflation de base n’a pas bondi autant qu’on l’avait craint.
Mais ne nous berçons pas d’illusions : la récente poussée inflationniste de l’énergie, des matières premières et des denrées alimentaires n’a pas encore été intégrée dans ce calcul, mais le sera bel et bien à terme. Et cette inflation des prix de détail sera également alimentée dans les prochains mois par l’explosion des prix du gaz et du pétrole, le manque de matières premières, les perturbations dans les chaînes d’approvisionnement et la crainte de pénuries (notamment) de céréales et de maïs.
Même si l’on expurge l’évolution des prix de l’énergie et des produits alimentaires non transformés de l’inflation de base, les effets de second tour hisseront cet indicateur des prix à de nouveaux niveaux record. Des carburants plus chers renchérissent les coûts de transport et la hausse des cours du blé se répercutera sur le prix du pain. Des matières plus chères se traduisent directement, soit par une hausse des prix à la consommation, soit par une érosion des marges bénéficiaires. Aucun de ces deux effets n’est favorable.
Et pourtant, cette évolution ne déclenche aucun mouvement de panique sur les marchés financiers. D’une part, le chiffre récemment publié pour les prix de gros a confirmé une (légère) tendance baissière, du moins si on utilise une loupe sélective. La composante qui mesure l’inflation de base au sein des prix de gros perd en effet un peu de son momentum haussier et ce, surtout pour les éléments qui ont une pondération importante dans l’indice PCE, lequel ne sera pas publié avant la fin du mois. Cet indice d’inflation est suivi de près par la banque centrale américaine et peut même être revu (légèrement) à la baisse. Cependant, le taux d’inflation moyen attendu aux États-Unis continuera d’augmenter pour atteindre 3,5 %.
Graphique 1 : Évolution de l’inflation de base PPI, CPI, PCE aux États-Unis par rapport à l’inflation moyenne attendue pour les 5 prochaines années
L’approvisionnement en énergie peut, à un horizon pas si lointain, provenir non plus de la Russie, mais des États-Unis. La production américaine de gaz naturel peut être quadruplée à brève échéance, mais le principal problème reste le transport : actuellement, il est trop lent et trop cher. La récolte céréalière (froment, maïs, etc.) en Ukraine n’est pas encore perdue si un cessez-le-feu intervient dans deux à trois semaines, mais la situation alimentaire reste précaire en raison d’une pénurie pressante d’engrais chimiques.
À terme, il est également possible de rééquilibrer notre approvisionnement en matières premières, même si l’insuffisance de l’offre perdurera encore quelque temps. Même s’il est actuellement aisé d’imaginer toutes sortes de scénarios catastrophes, la situation difficile sur le front de l’énergie et des aliments n’est pas appelée nécessairement à se dégrader davantage…
Sur le front des taux d’intérêt, difficile également d’ignorer la pression haussière. Le taux d’intérêt des obligations d’État américaines à 10 ans a progressé à 2,16 %. Ce niveau marque une (solide) augmentation de 0,66 % depuis le début de cette année maudite. Au cours de la même période, la zone euro a connu une progression quasi équivalente du taux d’intérêt à long terme, avec des écarts réduits entre les différents États membres. En Allemagne, le taux d’intérêt à 10 ans a augmenté de 0,47 % depuis le 01/01/2022. En Italie, le taux d’intérêt des obligations d’État à 10 ans a augmenté de 0,69 %. Ces divergences s’expliquent par l’endettement respectif des pays qui participent à l’union monétaire.
Graphique 2 : Évolution des taux d’intérêt à long terme aux États-Unis et dans la zone euro
La progression des taux d’intérêt à long terme mesurée avant le déclenchement de la pandémie (nous situons ce point quelque peu arbitrairement le 01.01.2020) montre de plus grands écarts, les augmentations les plus fortes étant observées, assez curieusement, en Suisse (+0,86 %) et en Norvège (+0,79 %) et les plus faibles, aux États-Unis (+0,25 %) et au Japon (+0,23 %). Au sein de la zone euro, les taux montrent également des évolutions divergentes, mais les écarts restent limités. C’est sans conteste le résultat des interventions de la BCE sur les marchés obligataires.
La progression des taux d’intérêt à long terme trouve bien entendu sa source dans la flambée inflationniste, mais elle s’explique également aux États-Unis par un dynamisme économique relativement fort. Dans la zone euro, le redressement économique est moins tonique. La progression des taux d’intérêt à long terme s’explique donc surtout par la hausse des prix à la consommation, des matières premières et de l’énergie.
La dépendance européenne au gaz russe n’y est pas étrangère. Aux États-Unis, la demande domestique peut être satisfaite en grande partie par la production intérieure. À l’inverse, la zone euro doit se résoudre actuellement à importer jusqu’à 30 % à 40 % de son gaz auprès de son plus farouche adversaire. Sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie est ainsi dix fois supérieure à celle des États-Unis. C’est pourquoi les États-Unis peuvent couper complètement les approvisionnements énergétiques de la Russie sans trop de difficultés. En Europe, les cartes sont cependant beaucoup plus difficiles à jouer.
Mais la perspective menaçante de hausses des taux d’intérêt a également son bon côté. La progression des taux d’intérêt à long terme aux États-Unis et en Allemagne reflète également une moindre ‘fuite vers la qualité’, ce qui indique que les marchés accordent désormais une probabilité plus élevée à une fin prochaine du conflit militaire à l’issue de négociations.
Les prix des Futures sur les obligations américaines et européennes indiquent encore un potentiel haussier de 0,3 à 0,4 % pour l’année à venir. Ensuite, les taux d’intérêt à long terme semblent se stabiliser. Une nouvelle escalade sur le front des taux d’intérêt n’est donc pas inéluctable…
Les marchés en sont revenus ainsi au scénario prévalant avant l’invasion russe de l’Ukraine : un relèvement graduel du taux directeur américain. À ceci près, et cela a toute son importance, qu’un superhike (c’est-à-dire une augmentation de 50 points de base) le 16 mars a maintenant été exclu. En principe, les marchés financiers tablent sur 7 ou 8 hausses successives d’un quart de pour cent, intervenant toutes les six semaines.
Par conséquent, les taux d’intérêt à court terme retrouveront l’année prochaine leur niveau pré-pandémique et les taux directeurs pourront être considérés comme normalisés.
Dans la zone euro, le scénario a quelque peu changé après les déclarations récentes de la présidente de la BCE, qui a créé la surprise en annonçant une accélération de la réduction de ses rachats d’obligations sur les marchés. Le relèvement attendu du taux directeur européen de 25 points de base interviendrait ainsi au second semestre de l’année, éventuellement suivi par une deuxième hausse d’un quart de pourcent à la fin de l’année. Cela ramènerait le taux de dépôt à zéro, après avoir erré sans but durant des années en territoire négatif.
Graphique 3 : Évolution des taux directeurs européens et du taux interbancaire à 3 mois
Reste à savoir si une telle remontée des taux sera d’une quelconque utilité dans la lutte contre l’inflation. Contrairement aux États-Unis, la flambée des prix à la consommation en Europe n’est due en effet que partiellement à la hausse de la demande de consommation. Elle résulte surtout de la pénurie de biens intermédiaires dans le processus de production et, plus récemment, du renchérissement des prix de l’énergie, des matières premières et de l’alimentation.
Une hausse des taux peut peser sur la demande de biens de consommation, mais n’a aucune incidence digne de ce nom sur les autres tensions inflationnistes à l’œuvre actuellement dans la zone euro.
Mais le thème archidominant reste, cela va sans dire, le(s) développement(s) du conflit militaire. L’agresseur russe resserre encore son étreinte sur l’Ukraine en encerclant les villes, la tactique moyenâgeuse consistant à affamer les populations assiégées et à procéder à une terreur aveugle pour créer la panique. Une technique typique pour imposer sa volonté à l’adversaire lorsque ce dernier, épuisé par les cris de désespoir de sa population, s’assied à la table des négociations.
Mais le temps joue également contre les Russes. Les sanctions occidentales et la résistance farouche de la population locale épuisent elles aussi leurs moyens, si bien qu’une solution négociée de ce conflit barbare n’est pas exclue. Cependant, les exigences des Russes sont actuellement encore trop élevées et la résistance de la population ukrainienne est encore loin d’avoir été brisée, si bien qu’une issue rapide paraît très peu probable.
Mais ici aussi, une nouvelle escalade n’est pas inéluctable…
Dans un tel contexte, l’investisseur n’a aucune raison de jouer les héros. Nous restons donc légèrement sous-pondérés en actions, ce qui est déjà suffisamment courageux. Actuellement, nous mettons l’accent sur les États-Unis, et plus particulièrement sur leur secteur technologique. Si le conflit évolue favorablement, les valeurs industrielles européennes reviendront dans notre viseur. Et si l’évolution est défavorable, nous serons contraints de réduire encore le poids du secteur industriel européen.
Mais ce scénario défavorable n’est donc pas encore inéluctable…
Les actions bancaires suscitent très peu d’enthousiasme en raison d’un potentiel défaut de paiement sur la dette russe. Les pays émergents occupent actuellement peu de place dans notre portefeuille d’investissement. La hauteur des prix alimentaires enclenche une spirale inflationniste qui déstabilise les régimes politiques et les retient ainsi de prendre les mesures anti-inflationnistes nécessaires.
Graphique 4 : Évolution boursière de quelques pays émergents
L’Inde tente de ne pas prendre parti dans le conflit, mais cet exercice d’équilibriste est tout sauf évident, surtout à la lumière de sa précarité sur le plan alimentaire et énergétique. L’attitude de la Chine nous déçoit beaucoup. Le Géant rouge manque une occasion idéale de conquérir une position gagnante sur l’échiquier international. La réponse de Pékin à la demande russe de lui apporter un soutien économique, financier et militaire sera déterminante sur le déroulement ultérieur du conflit. Mais la Chine est aussi confrontée actuellement à la plus grande vague de COVID-19 depuis le début de la pandémie et tente d’accélérer son activité économique depuis des mois. Sans aucun résultat notable.
Les sanctions commerciales, imposées par les États-Unis, le Japon et l’Europe en réaction au soutien apporté à Poutine, constituent donc actuellement un véritable casse-tête pour Pékin. Cependant, la déclaration indirecte des autorités chinoises selon laquelle elles souhaitent soutenir la stabilité sur les marchés financiers mondiaux a déjà suffi à provoquer un fort rebond des cours boursiers.
Ici aussi, une escalade n’est donc pas inéluctable.…
Stefan Duchateau est professeur et consultant indépendant.