William De Vijlder - BNP Paribas
William De Vijlder

William De Vijlder (64 ans) a quitté cet automne son poste d’économiste en chef chez BNP Paribas. Dans son interview d’adieu, il revient sur quarante années d’analyse économique. « Tout est encore plus interconnecté que je le pensais autrefois, et cela rend les choses vraiment passionnantes. »

William De Vijlder a été, dix années durant, l’économiste en chef du géant bancaire français BNP Paribas, après une carrière en gestion d’actifs comme Chief Investment Officer et directeur d’équipes d’investissement. Depuis peu, et dans l’attente de son départ à la retraite prévu début 2026, il occupe le poste de conseiller économique de la direction de BNP Paribas.

« Le début de ma carrière m’a été utile pour mon travail d’économiste en chef, car j’y ai acquis des réflexes qui peuvent manquer aux économistes purs, explique-t-il. Il y a par exemple cette prise de conscience que la réalité est bien plus hétérogène que ce qu’indiquent les modèles économiques de base d’il y a vingt ou trente ans. Il peut exister de grandes différences entre des secteurs ou régions d’un même pays et la sphère financière peut avoir un impact décisif sur l’économie réelle. » 

À la veille du second mandat de Donald Trump, les investisseurs se préparent pour un monde où régneront davantage de protectionnisme et de conflits commerciaux. Les pessimistes redoutent ainsi une période très compliquée des points de vue géopolitique et économique. William De Vijlder préfère garder la tête froide et rappelle que nous avons déjà vécu des périodes très tendues sur le plan politique au cours des dernières décennies ; nous l’avons simplement quelque peu oublié.

Une amnésie sélective

« Lorsqu’on envisage un scénario pour l’avenir, il ne faut pas être trop sélectif dans la façon dont on se remémore le passé. Je pense que l’amnésie sélective est humaine. Nous avons tendance à oublier des choses qui étaient autrefois bien réelles », affirme cet originaire de Flandre-Orientale.

« Les États-Unis sont très polarisés actuellement, mais la situation y était tout aussi tendue à la fin des années soixante, après les attentats ayant visé John F. Kennedy, Martin Luther King et Bobby Kennedy et avec la guerre du Vietnam. J’ai récemment vu le documentaire sur Bridge over Troubled Water, la légendaire chanson de Simon & Garfunkel de 1970. Paul Simon y explique qu’ils n’étaient pas les bienvenus dans certaines parties des États-Unis en raison de leurs positions engagées. » 

« Un autre exemple, cette fois dans le secteur financier, est la désinflation résultant de la politique de l’ancien président de la Fed, Paul Volcker, dans les années quatre-vingt, qui a su dompter la hausse des prix par de fortes hausses du taux d’intérêt. Les entreprises qui dépendaient de financements à court terme ont ainsi vu le taux d’intérêt passer subitement de 10 à 20 %, puis retomber de nouveau. Cela n’a pas été facile. »

« Pensons également à la réaction immédiate au krach boursier de 1987. Ça aussi, c’était intense. Je me souviens des discussions en interne : de combien de points de base devons-nous réduire nos perspectives de croissance ? Le choc de la hausse du taux de la Fed en 1994 fut énorme, lui aussi. » 

« Et pourtant, la période des années quatre-vingt à la fin des années nonante est parfois résumée à quelques phrases : l’inflation a été maîtrisée, le taux réel a baissé et Internet a déclenché une révolution technologique, avec des conséquences positives pour l’économie. Par-dessus le marché, nous avons également assisté à l’émergence d’un nouveau monde sur le plan géopolitique, comme l’affirmait La Fin de l’histoire et le dernier homme, le célèbre livre de Francis Fukuyama que je n’ai d’ailleurs pas lu. Ce fut donc une période de dix années où l’on avait la naïveté de croire que nous étions parvenus à un modèle de consensus mondial. Francis Fukuyama a été moqué par la suite, mais pas à l’époque. » 

« Ce que je veux dire, c’est que, si l’on fait l’analyse de l’état actuel du monde, il faut éviter de trop idéaliser le passé. Je me souviens encore d’une couverture du magazine Knack dans les années quatre-vingt, titrant : « Et si une bombe à neutrons tombait sur Anvers ? » Les troubles géopolitiques n’ont donc rien de nouveau. » 

William De Vijlder                                                                                                               

  • docteur en économie (UGent)
  • a débuté en 1987 au service d’étude de la Générale de Banque
  • enseigne à l’UGent depuis 1991
  • a été Chief Investment Officer chez Fortis Investments, puis chez BNP Paribas IP
  • est devenu économiste en chef de BNP Paribas en 2014
     

Du libre-échange au protectionnisme

William De Vijlder avait-il prévu le basculement du libre-échange au protectionnisme ?
« À en juger par les statistiques commerciales, le monde a atteint le pic de la mondialisation vers 2010 environ. Depuis lors, on constate une tendance à long terme vers plus de protectionnisme, tendance à laquelle tous les blocs économiques ont participé, quoique de manière plus subtile qu’aujourd’hui », répond-il.

« Ainsi, en soi, cette nouvelle résurgence n’est pas vraiment une surprise. Nous devons attendre de voir quelle sera la politique commerciale menée sous Donald Trump. Peut-être que les fortes hausses des droits de douane annoncées se limiteront à quelques produits spécifiques. »

« Ce qui m’a vraiment étonné, en revanche, c’est à quel point le regard que l’Amérique porte sur la Chine a changé. Les États-Unis en sont arrivés à une weaponization of business : ils se servent de leur politique commerciale comme d’une arme stratégique. C’est donc la géopolitique qui domine l’économie. » 

« L’impact de la géopolitique sur le monde financier m’a toujours fasciné. Le mur de Berlin est tombé en 1989 et l’Allemagne s’est unifiée en 1990. Je m’en souviens encore comme si c’était hier : les courtiers et banques d’investissement ont alors publié des rapports optimistes sur les « dividendes de la paix », comme on les appelait à l’époque. » 

« Puis, en 2001, tout le monde s’est réjoui lorsque la Chine a adhéré à l’Organisation mondiale du commerce. Le président américain Bill Clinton a trouvé cela formidable et on a vu apparaître de nombreuses analyses de gérants d’actifs suggérant que, si chaque Chinois achetait tel ou tel produit, cela représenterait un énorme potentiel pour les entreprises occidentales. » 

« La question qui me préoccupe vraiment aujourd’hui est de savoir si le protectionnisme et le rapport de force entre les grands blocs régionaux constituent la voie dans laquelle le monde s’est définitivement engagé, ou s’il s’agit simplement d’un mouvement de balancier qui reprendra ensuite la direction du libre-échange. Et, si cette dernière hypothèse est la bonne, jusqu’où ira ce mouvement et quelles seront les forces qui initieront le mouvement inverse ? » 

« J’étais à l’école secondaire lorsque Jimmy Carter est devenu président américain, et à l’université lorsque Ronald Reagan a été élu. The Rise & Fall of the Neoliberal Order, un classique des années soixante de Gary Gerstle, nous renseigne sur la lenteur de l’évolution vers le capitalisme de libre-marché, qui a pris plusieurs décennies. Cela donne à réfléchir. Si cette dynamique est aussi lente, cela signifie-t-il que nous sous-estimions les répercussions de la tendance inverse actuelle vers le protectionnisme ? D’innombrables ouvrages en décrivent du reste les conséquences néfastes, non seulement pour les pays visés, mais aussi pour le pays qui impose ces taxes. »

William De Vijlder in 2007

 

La crise bancaire de 2008

L’un des moments les plus turbulents de la carrière de William De Vijlder fut bien entendu la crise financière de 2008-2009 ; c’est à l’époque que BNP Paribas finit par racheter la branche bancaire de son employeur Fortis.

William De Vijlder, également professeur universitaire, analyse cette période avec du recul : « Une chose que cette crise m’a apprise, c’est à quel point nous, économistes, savons peu de choses des sous-courants, ou undercurrents’ Il s’agit des tendances invisibles en cours au sein d’une économie, des conséquences d’une décision qui ne se sont pas encore manifestées. » 

« À la fin du printemps de 2006, la Fed a cessé d’augmenter les taux d’intérêt. Cette hausse des taux fut l’une des causes de la crise financière. Les véritables problèmes qui en ont découlé sont donc arrivés bien plus tard. » 

« Un exemple plus récent : les entreprises comme les ménages ayant massivement emprunté à taux fixe, la Fed n’a pu guider que progressivement leur comportement par le biais de hausses du taux. Ils étaient en effet « immunisés », et la transmission monétaire n’a donc pas pu se dérouler comme prévu. » 

« Mon espoir est que nous parvenions à mieux identifier ces sous-courants grâce au big data, et peut-être même à l’IA. Ah, c’est vraiment un monde fascinant », songe-t-il.

« Une seconde leçon concerne l’interdépendance des nombreux acteurs économiques. La réaction de l’un d’entre eux peut avoir un effet stabilisateur ou, au contraire, exacerber accidentellement une crise. Si les comportements individuels peuvent être très logiques au niveau microéconomique, ils peuvent avoir, au niveau macroéconomique, les conséquences les plus indésirables. Nous l’avons constaté lors de la crise financière puis, plus tard, lors de la crise de l’euro. » 

L’avenir

William De Vijlder ne va pas totalement se retirer des affaires ; il continuera de travailler quelques jours par semaine chez BNP Paribas comme conseiller et aura plus de liberté quant au choix des thèmes qui le passionnent le plus. Alors, à quelles questions économiques va-t-il le plus s’intéresser ? 

« Une question extrêmement générale me fascine. Des mesures climatiques au vieillissement de la population, des défis majeurs vont s’imposer à la société. Mais comment allons-nous financer tout cela ? Je ne parle pas spécifiquement des autorités, mais de la société en général. Seule une partie de l’argent pourra provenir des banques, celles-ci devant répondre à des exigences de fonds propres. Les marchés des capitaux pourront-ils faire office de second canal ? Sachant que, si la demande d’argent augmente sur les marchés des capitaux, l’offre devra elle aussi augmenter. »

« Une seconde question concerne le sentiment qu’éprouvent de nombreux ménages d’être plus exposés qu’auparavant aux grands bouleversements du monde – le changement climatique, l’IA, la géopolitique. J’ignore si c’est réellement le cas, mais les gens ont clairement cette impression. L’une des observations les plus fascinantes des douze derniers mois en Europe est la hausse de la confiance des consommateurs, mais aussi du taux d’épargne. Cette confiance accrue ne se traduit donc pas par une consommation accrue. Quelle est la logique de tout cela ? » 

« Selon ma théorie, ceci est lié à cette incertitude perçue et à un sentiment général de vie trop chère. Si l’inflation s’est atténuée, les prix n’ont pas baissé. Ajoutons à cela le fait que les dépenses jugées nécessaires prennent une plus grande part du budget familial. Il se peut que ceci soit en partie lié à la pression des pairs – les ménages veulent la même chose que leurs voisins –, mais aussi au fait que certains frais fixes – comme un abonnement téléphonique, par exemple – coûtent effectivement plus cher. En résumé, tout ménage moyen se demande s’il est bien armé pour affronter l’avenir. » 
 

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