Depuis des décennies, nous considérons l’essor de l’investissement passif comme l’ultime démocratisation des marchés financiers. L’évangile des faibles coûts, de la large diversification et des rendements du marché semblait infaillible. Mais alors que les actifs passifs sous gestion ont atteint des sommets astronomiques, plusieurs études universitaires critiques révèlent un paradoxe inquiétant : l’instrument conçu pour aider les investisseurs risque de fausser structurellement le marché et, en fin de compte, de réduire leur richesse.
Deux articles récents mettent en lumière le cœur du problème. Ils brossent un tableau qui devrait alarmer tout investisseur institutionnel.
Le premier article, intitulé « Passive Investing and the Rise of Mega-Firms » par H. Jiang, D. Vayanos et L. Zheng, déconstruit le mythe de la neutralité passive. L’analyse montre de manière convaincante que les énormes flux de capitaux non sélectifs vers les fonds indiciels font grimper de manière disproportionnée les cours des actions des plus grandes entreprises. Lorsque de l’argent entre dans un tracker S&P 500, il est automatiquement alloué en fonction de la capitalisation boursière. Cela crée une demande constante et non fondamentale pour les « méga-actions ».
Ce processus génère une dangereuse « boucle de renforcement ». L’augmentation de la demande fait grimper le prix de l’action, ce qui accroît la volatilité absolue (risque idiosyncratique) de l’action. Pour les gestionnaires actifs, qui devraient être la contrepartie, il devient de plus en plus risqué et coûteux d’aller à l’encontre de cette tendance portée par les flux.
Le résultat ? Les plus grandes actions peuvent se détacher de leur valeur fondamentale, entraînées par une force qui se perpétue d’elle-même. Les auteurs montrent empiriquement que cet effet est réel dans l’indice S&P 500, mais absent dans l’indice S&P 600 SmallCap. Ce sont les géants de l’économie qui en profitent.
Un dilemme insoluble
Mais quel est l’effet net pour les investisseurs eux-mêmes ? C’est là que le deuxième article, intitulé « Do Index Funds Benefit Investors? » de M. Schmalz et W. Zame, tire une conclusion encore plus choquante. Leur réponse à la question posée dans le titre est un « peut-être pas » sans appel. Ils affirment que l’introduction des fonds indiciels crée un dilemme insoluble.
D’une part, il y a l’avantage bien connu : les investisseurs peuvent passer de quelques actions individuelles risquées à un panier diversifié, réduisant ainsi leur risque et augmentant leur richesse. C’est l’argument de vente traditionnel.
D’autre part, il existe un inconvénient caché beaucoup plus important. Les fonds indiciels attirent non seulement l’argent qui serait autrement investi dans des actions individuelles, mais aussi des capitaux qui seraient autrement investis dans des actifs plus sûrs, tels que les obligations. Cet énorme transfert de capitaux vers le marché des actions fait grimper le prix de toutes les actions. Or, des cours plus élevés aujourd’hui signifient inévitablement des rendements attendus plus faibles demain.
Le modèle de M. Schmalz et W. Zame montre que cet effet de prix négatif peut neutraliser l’effet de diversification positif. Le résultat est déroutant : la disponibilité des fonds indiciels peut réduire la richesse de certains, voire de tous les investisseurs. Ils comparent cela à la « tragédie des biens communs »: chaque investisseur individuel agit rationnellement en choisissant un fonds indiciel, mais l’action collective de millions d’investisseurs rend le marché (le « bien commun ») plus cher et moins fructueux pour tous.
Signal d’alarme
En tant qu’investisseurs institutionnels, le message combiné de ces études constitue un signal d’alarme. Nous évoluons sur un marché qui a fondamentalement changé. Les valorisations des plus grandes actions contiennent une « prime passive » structurelle qui n’a que peu de rapport avec les fondamentaux. Dans le même temps, les rendements de tous les acteurs du marché sont érodés par la même vague passive.
Cela nous oblige à repenser nos stratégies. Comment évaluer les entreprises dans un marché axé sur les flux ? Comment gérer les risques lorsque les composantes les plus importantes de nos portefeuilles sont soumises à ces forces non fondamentales ? La gestion active a-t-elle un rôle à jouer pour exploiter ces déformations structurelles, malgré les risques élevés ?
Ma conclusion est la suivante : l’ère de l’investissement passif innocent est révolue. Les avantages des faibles coûts sont réels, mais les coûts cachés sous forme de distorsion du marché et de réduction des rendements futurs le sont tout autant. Il n’est donc plus possible d’ignorer ce paradoxe passif.
Gertjan Verdickt est professeur assistant de finance à l’université d’Auckland et chroniqueur pour Investment Officer.