De nombreuses banques centrales ont amorcé une baisse de leurs taux directeurs. L’objectif est de contrer un affaiblissement de l’économie, voire une récession. Lorsque les taux d’intérêt à court et à long terme demeurent structurellement inférieurs au taux de croissance nominal de l’économie, on parle de reflation.
La reflation se traduit par un rendement amoindri pour les épargnants et les investisseurs obligataires, qui perçoivent ainsi une rémunération inférieure à ce qu’ils devraient normalement obtenir ; c’est pourquoi on parle également de répression financière. Qualifiée par Einstein de huitième merveille du monde (du fait de la force des intérêts composés), la répression financière constitue un moyen efficace pour maintenir la charge de la dette à un niveau soutenable.
Le seul prérequis, c’est d’avoir du temps. En effet, la dette est exprimée en pourcentage des revenus ; au niveau national, en termes économiques, elle prend la forme d’un pourcentage du produit intérieur brut (PIB). La crise financière mondiale et la crise du Covid-19 ont encore accru le poids de la dette en termes de pourcentage du PIB. Il est donc nécessaire d’agir.
Plusieurs solutions peuvent être envisagées pour résoudre un problème d’endettement. L’une d’elles repose sur la tendance des marchés financiers à vouloir absorber le choc d’un coup. Cependant, cette approche engendre une forte instabilité, qui se traduit notamment par des faillites.
Moment Minsky
Soulignons une particularité : il survient toujours un moment où, du jour au lendemain, le financier réfléchit et réalise qu’il ne récupérera pas son argent, que ce qui a été financé n’a plus la capacité de rembourser la dette. Dans le monde de la finance, ce moment est également connu sous le nom de « moment Minsky », en référence à l’économiste Hyman Minsky. Il se manifeste après une longue période de stabilité durant laquelle les acteurs prennent des risques croissants, jusqu’à ce que, soudainement, chacun prenne conscience de l’ampleur des risques accumulés.
Ainsi, la stabilité finit par engendrer l’instabilité, un paradoxe qui rapproche le monde financier de celui de la physique. Il suffit de penser aux fractales de Benoît Mandelbrot.
Une autre manière de résoudre un problème d’endettement consiste à stimuler la croissance économique. Après la Seconde Guerre mondiale, les niveaux d’endettement, conséquence directe du conflit, étaient élevés, mais le potentiel de croissance économique l’était tout autant. Une forte croissance a permis de réduire la dette en termes de pourcentage du PIB. Cependant, même le Wirtschaftswunder, le fameux miracle économique, n’a pas suffi pour faire baisser suffisamment la dette. Par ailleurs, il n’y avait guère de marge de manœuvre pour réduire les dépenses par des mesures d’austérité, une approche pourtant tentée par l’Allemagne en Europe après la crise financière de 2007/2008, avec toutes les conséquences que l’on connaît.
Enfin, la répression financière apparaît comme la solution idéale pour s’attaquer à un problème d’endettement. Elle ne requiert aucune approbation parlementaire et, grâce au principe des intérêts composés, donne l’impression d’être une méthode relativement indolore à court terme, bien qu’elle puisse entraîner des conséquences majeures sur le long terme.
Perte de pouvoir d’achat
Au cours des premières décennies du siècle dernier, la répression financière a entraîné en l’espace d’une vingtaine d’années une perte de 50 % du pouvoir d’achat pour les détenteurs d’obligations américaines, une érosion qui inclut à la fois le capital et les coupons réinvestis. La répression financière a de nouveau été employée après la Seconde Guerre mondiale pour résoudre le problème de la dette. Les investisseurs en obligations d’État néerlandaises en ont payé le prix : entre 1945 et le début des années 1980, leur pouvoir d’achat a chuté des deux tiers.
Même après la crise financière mondiale, la répression financière a fini par s’imposer, bien qu’il ait été difficile d’obtenir des taux d’intérêt à court et à long terme structurellement inférieurs au taux de croissance nominal de l’économie. Pour y parvenir, il a fallu abaisser les taux d’intérêt à zéro, voire à des niveaux négatifs, car le taux de croissance économique comme l’inflation approchaient également de zéro. Aujourd’hui, la situation s’est améliorée. Les nombreux investissements indispensables, combinés aux gains de productivité liés à l’intelligence artificielle, ont permis de relever le potentiel de croissance, tandis que l’inflation est désormais bien plus élevée qu’avant la crise du Covid-19. L’objectif de 2 % fixé par la plupart des banques centrales semble désormais constituer davantage un plancher qu’un plafond.
En période de répression financière, les marchés boursiers ont tendance à s’emballer. Ce phénomène n’a rien d’étonnant : en maintenant les taux d’intérêt en deçà de la croissance nominale structurelle, ce n’est peut-être pas l’économie réelle qui est stimulée, mais plutôt les prix des actifs existants.
Erreur de raisonnement
L’erreur de raisonnement commise par de nombreux banquiers centraux réside dans l’idée qu’abaisser les taux d’intérêt devrait, en théorie, stimuler l’investissement et décourager l’épargne. En pratique, cependant, ces taux artificiellement bas incitent les investisseurs à privilégier l’achat d’actifs existants, ce qui est toujours plus sûr que d’investir dans l’avenir. Ce comportement favorise la formation de bulles, que ce soit sur le marché immobilier, en Bourse (via le rachat d’actions propres), ou dans des actifs tels que les voitures de collection, le vin ou le whisky, avec des répercussions jusque dans l’économie réelle. Par ailleurs, ce phénomène exacerbe les inégalités économiques.
Les épargnants réagissent alors de deux manières : soit ils se tournent vers ces mêmes investissements, soit, au contraire, ils augmentent leur épargne, car atteindre leurs objectifs financiers devient plus long et plus difficile en raison des faibles taux d’intérêt.
La répression financière se révèle particulièrement préjudiciable pour les détenteurs d’obligations. Dans l’Union européenne, elle a également permis de transférer de la richesse des fonds de pension des pays du Nord, prospères et riches, vers les pays du Sud, endettés et moins favorisés. Au vu des niveaux d’endettement, notamment dans les pays où la folie monétaire a prévalu ces dernières décennies, les investisseurs obligataires risquent à nouveau de subir une perte substantielle de leur pouvoir d’achat dans les décennies à venir.
Échapper à cette situation n’est pas impossible, mais difficile. En effet, de nombreuses règles et institutions continuent de présenter les obligations d’État de ces pays comme l’ultime valeur refuge pour les investisseurs - une sécurité toutefois assortie d’une garantie de perte.
Han Dieperink est directeur de la stratégie d’investissement chez Auréus Vermogensbeheer. Il a auparavant été directeur des investissements chez Rabobank et Schretlen & Co.