Je m’étonne toujours de voir combien d’investisseurs, y compris des professionnels, considèrent la politique des banques centrales comme un fait accompli, sans jamais émettre le moindre jugement de valeur. L’analyse d’une banque centrale va rarement plus loin que la prévision du calendrier de la prochaine évolution des taux d’intérêt et du nombre total de ces évolutions implémentées sur une certaine période.
Il n’est presque jamais question du bien-fondé des objectifs de la politique ou des tactiques auxquelles les banques centrales pourraient avoir recours pour atteindre ces objectifs. Pour ceux qui ont activement suivi les marchés financiers depuis la crise financière, il y a de quoi trouver cela étrange.
La stabilité des prix
Prenons l’exemple de la Banque du Japon. À l’instar des autres banques centrales du monde, elle vise une stabilité des prix. Pour la Banque du Japon, cette stabilité signifie une variation, en glissement annuel, de l’indice des prix à la consommation – comprenez : de l’inflation – de 2 %.
Et, chaque (grande) banque centrale appliquant cette même définition de la stabilité des prix, à peu près personne ne s’interroge quant à cette situation. Mais pourquoi les prix doivent-ils toujours augmenter de 2 % ? Pourquoi l’objectif des banques centrales est-il formulé de telle sorte que notre argent doive systématiquement valoir moins ?
La prétendue logique derrière ce système veut que l’inflation soit le « lubrifiant » de notre économie. Vraiment ? Je ne pense pas que mes habitudes de dépenses changeront si les prix restent toujours identiques. J’entends dix fois par jour le sempiternel : « Papa, j’ai faim ! » Cette plus grande voiture (électrique !) qui me sert à emmener mes enfants à la danse, au hockey et au football, malgré une longue réticence, je devais bien finir par l’acheter. Et je préfère ne pas attendre qu’il y ait des trous dans mes vêtements avant d’en racheter.
On pourrait même aller encore un peu plus loin. Nos économies, micro et macro, se numérisent toujours plus. Elles reposent sur la technologie. Et quelle est la caractéristique suprême de la technologie ? Le fait qu’elle devienne rapidement et structurellement meilleur marché. De ce point de vue, la déflation devrait être le scénario de base. Mais, dès qu’ils envisagent ce scénario, les gouverneurs des banques centrales font des cauchemars.
Élémentaire, mon cher Watson !
J’ai bien sûr une bonne raison de prendre la Banque du Japon comme exemple. Cette banque centrale ne parviendra en effet jamais à réaliser structurellement une inflation de 2 %. D’une part, parce que les banques centrales ont bien moins d’influence qu’elles ne le pensent. Mais aussi, dans le cas du Japon, parce que l’économie n’y permet tout simplement pas 2 % d’inflation. La croissance potentielle du PIB passera sous les 0 % dans les dix prochaines années. L’économie japonaise va se contracter, comme le fait aujourd’hui sa population active.
L’affirmation selon laquelle le Japon ne pourra pas réaliser 2 % d’inflation n’est pas une supposition, c’est un fait. Depuis près de 25 ans, l’évolution de l’indice des prix à la consommation – la définition de la stabilité des prix utilisée par la Banque du Japon –est restée inférieure à ce chiffre. En moyenne, l’augmentation des prix s’élève à un piètre 0,3 % et la brève relance de 2020 a été magnifiée par quelques augmentations de TVA, qui ont, bien entendu, été gommées dès l’année suivante. Le seul moyen, pour le Japon, de réaliser 2 % d’inflation serait une baisse encore plus radicale du yen. Mais une devise faible n’est pas vraiment un atout, du point de vue commercial comme géopolitique.
Un agenda caché
Pourquoi la Banque du Japon tient-elle autant à cet objectif de 2 % d’inflation ? Et pourquoi personne d’autre ne pose cette question ? Ne veut-on pas entendre la réponse ? J’ai bien ma petite idée. Le Japon est le plus avancé sur la voie (irréversible ?) de l’économie fondée sur la dette. Parce qu’il présente la croissance potentielle la plus faible, la majeure partie de la dette doit être utilisée pour maintenir artificiellement cette croissance en vie.
Dans une économie fondée sur la dette, les banquiers centraux sont les ultimes gardiens du système. Et comment garder la maîtrise de ses dettes en tant que banquier central ? Vous l’avez deviné : par des taux d’intérêt faibles et une inflation plus élevée. Si vous vous demandiez encore pourquoi le taux d’intérêt japonais n’est que de 1 % en dépit de cette immense dette, vous avez votre réponse.
S’accrocher à un objectif d’inflation totalement irréaliste est donc une astuce bien pratique. Et puisque, chez les banques centrales, tout est permis pour atteindre cet objectif, on en voit de toutes les couleurs. Qui aurait cru, il y a vingt ans de cela, que les banques centrales nous puniraient par des taux négatifs ? Et est-ce par hasard que le Japon ait réinventé le contrôle de la courbe des taux après que les Américains l’ont eux-mêmes fait pendant une guerre ?
Les investisseurs ont tout intérêt à poser des questions. Quelles sont au juste les motivations de ces objectifs d’inflation et de la politique mise en œuvre pour les atteindre ? Pourquoi aucun journaliste ne demande-t-il jamais, pendant les conférences de presse de Jerome Powell, ce qu’il pense du fait que des obligations d’État américaines figuraient massivement au bilan de sa banque centrale tandis que l’inflation grimpait en flèche ?
Quoi qu’il en soit, si vous êtes en vacances, voici un point à placer à l’ordre du jour lorsque tout le monde aura repris le (télé)travail. Et si vous ne voulez pas attendre jusque-là, vous pouvez toujours me poser vos questions.
Dans sa newsletter The Market Routine Jeroen Blokland analyse des graphiques actuels qui reflètent certains aspects frappants macro-économiques et des marchés financiers. Il gère également un fonds multi-actifs propres. Il était précédemment Head of Multi-assets chez Robeco.