Sagar Sonal, Marzena Hofrichter, Georgina Taylor
Sagar Sonal, Marzena Hofrichter, Georgina Taylor

La dixième édition du rapport Alpha Female de Citywire, publiée en septembre 2025, illustre un paradoxe. En dix ans, les encours gérés par des femmes gestionnaires de fonds ont presque triplé, passant de 1700 milliards d’euros en 2016 à 4700 milliards d’euros aujourd’hui. Mais la part des femmes dans la profession ne progresse qu’à pas comptés : 10,3 % en 2016, contre seulement 12,9 % cette année.

Cette progression très limitée contraste avec les ambitions affichées par l’industrie depuis plusieurs années et rappelle que, malgré les efforts de sensibilisation et les initiatives de diversité, l’accès des femmes aux postes de gestion reste un parcours semé d’obstacles.

L’augmentation des encours confiés à des gérantes tient surtout à la montée en puissance des équipes mixtes, désormais présentes dans 14,9 % des fonds, contre 6,7 % en 2016. Ces équipes concentrent la quasi-totalité des actifs gérés ou co-gérés par des femmes, soit 4100 sur 4700 milliards d’euros. Les fonds exclusivement féminins demeurent rares et plus modestes en taille, avec un encours moyen de 430 millions d’euros, contre 635 millions pour les fonds exclusivement masculins. La présence accrue de gérantes se traduit néanmoins dans l’encours moyen : grâce aux équipes mixtes, les femmes affichent désormais un niveau légèrement supérieur à celui des hommes (2,454 milliards contre 2,452 milliards). Pour Sonal Sagar, gérante de portefeuille chez Columbia Threadneedle, cette évolution reflète l’importance d’une approche collective : « plus il y a de diversité d’opinions, plus le processus d’investissement est robuste ».

Le frein du turnover

Si la proportion de femmes progresse si lentement, c’est en partie à cause d’un taux de rotation beaucoup plus élevé que celui des hommes. Sur dix ans, 44 % des femmes gestionnaires ont quitté ou changé de mandat, contre 30 % pour leurs collègues masculins. Ce chiffre ne signifie pas toujours un départ du secteur, mais il illustre une plus grande instabilité de carrière. Or, cette volatilité freine l’accès aux postes seniors, qui exigent une continuité et une accumulation d’expérience.

Georgina Taylor, responsable des solutions d’investissement clients chez Invesco, observe que la culture du « gestionnaire de fonds vedette » a cédé la place à une gestion collaborative qui présente de nombreux avantages, mais qui facilite également les congés parentaux et rend la profession plus durable à long terme. Cependant, selon elle, la question de la rétention reste cruciale si l’on veut aller au-delà d’une simple stabilisation des effectifs.

Les sociétés de gestion multiplient les initiatives pour élargir le vivier. Columbia Threadneedle participe à la Women in Finance Charter et soutient le programme Girls Are Investors, qui sensibilise les étudiantes aux métiers de la gestion d’actifs. Invesco s’implique dans le Pathway Programme du Diversity Project, qui accompagne sur un an une centaine de femmes du secteur afin de les préparer à franchir le pas vers des postes de gestion. Chez Franklin Templeton, Marzena Hofrichter, en poste depuis plus de quinze ans en tant que gestionnaire de portefeuille Multi-Asset Solutions, insiste sur le rôle déterminant de la flexibilité. Elle rappelle que sa carrière a pu se construire en parallèle de sa vie familiale grâce à un environnement de travail adapté et à un partage équilibré des responsabilités avec son conjoint. « J’ai toujours voulu avoir à la fois une carrière et une famille, et c’est possible si l’environnement offre la flexibilité nécessaire », explique-t-elle.

Le rapport révèle aussi de fortes disparités selon les régions et les classes d’actifs. L’Asie reste la zone la plus avancée, avec 32 % de gérantes à Taïwan, 25 % à Singapour et 23 % à Hong Kong. En Europe, l’Espagne conserve une position de leader avec 22 %, quand l’Allemagne ferme la marche avec seulement 7 %. Le Royaume-Uni progresse légèrement à 13 %, tandis que le Luxembourg s’inscrit dans la moyenne européenne. Ces écarts se retrouvent aussi selon les classes d’actifs. Les femmes sont largement absentes des alternatives et des matières premières (respectivement 5,7 % et 8,2 %). Les obligations (13,6 %) et les actions (environ 13 %) offrent une meilleure mixité, sans parvenir à l’équilibre. Marzena Hofrichter estime que ces différences reflètent à la fois l’histoire des marchés et le poids encore très masculin de certains réseaux professionnels.

Dix ans de contrastes

Dix ans après la première édition du rapport Alpha Female, le constat est donc ambivalent. Les femmes se voient confier des encours sans précédent, signe d’une confiance accrue de la part des sociétés de gestion. Mais leur proportion parmi les gérants demeure marginale et peine à progresser, freinée par le taux de rotation et par un vivier encore limité. Les professionnelles interrogées insistent sur l’importance des rôles modèles et du mentorat. La visibilité de femmes établies dans le métier joue un rôle d’exemple et contribue à renforcer la confiance des nouvelles générations. Sonal Sagar estime qu’il est essentiel d’expliquer aux étudiantes la réalité de la gestion d’actifs, encore méconnue en sortie d’université. Georgina Taylor souligne que le soutien en milieu de carrière est tout aussi crucial : certaines femmes quittent le secteur au moment où elles pourraient accéder à des postes de direction, faute de soutien pour gérer leur carrière parallèlement à d’autres priorités.

Les initiatives se multiplient, les encours augmentent et la flexibilité progresse, mais les chiffres globaux évoluent à un rythme trop lent. Les prochaines années permettront de mesurer si ces efforts suffisent à transformer la tendance et à accélérer enfin la progression des femmes dans le secteur de la gestion d’actifs.

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